Film de tous les excès, Domino représente autant la quintessence du “style Tony Scott” poussé dans ses derniers retranchements qu’un certain état des lieux du cinéma hollywoodien des années 2000. Le flux d’images qui constitue ce véritable film expérimental, et totalement anticonformiste, est un trip hallucinatoire qui fait voler en éclats les conventions de la grammaire cinématographique en même temps qu’il pose un regard désabusé sur le rêve américain et une tonne de valeurs qui font le cœur du territoire à la bannière étoilée. Le résultat est un film épuisant pour l’œil du spectateur, une course effrénée en pleine accélération qui peut provoquer autant l’écœurement que la fascination. Mais dans un sens comme dans l’autre, Domino ne fait pas dans la nuance et la demi-mesure.
A peu près dans toute sa carrière, Tony Scott a tutoyé les extrêmes, avec toujours une identité visuelle qu’il aura largement fait évoluer au fil des années. Et c’est clairement dans les années 2000 que le réalisateur a pris un virage radical amorcé par son court métrage Beat the Devil. Dans ce film créé pour BMW, il a utilisé un récit ramassé comme terrain d’expérimentations qui se sont ensuite retrouvées dans Man on Fire. Une manipulation de la grammaire cinématographique et de la narration qui consistait à vriller complètement la logique du découpage, à saturer chaque plan d’informations, à utiliser du texte à l’écran sous une forme inédite, et à déjà adopter un rythme sous la forme d’une rampe de lancement, comme une accélération permanente qui n’aurait pas de limite. Et c’est avec Domino que Tony Scott poursuit véritablement ce sujet d’étude en l’appliquant à un script formidable signé Richard Kelly. En apparence, le scénario de Domino n’a rien d’exceptionnel, si ce n’est la maîtrise de sa déstructuration. Pourtant, il joue à fond la carte de son postulat de départ selon lequel il s’agit d’une “histoire vraie… ou presque”. Ainsi, le destin déjà assez fascinant de Domino Harvey, fille de l’inoubliable Laurence Harvey (Un Crime dans la tête), figure punk au comportement déraisonné par excellence, devient un kaléidoscope de visions qui viennent troubler puis détruire la notion de réalité.
La recette de base est assez simple, déjà vue. Elle consiste à bâtir un récit autour de flashbacks répondant aux propos du personnage principal en plein interrogatoire. La formule a fait ses preuves, Usual Suspects par exemple est articulé autour de ce principe. Tony Scott et Richard Kelly n’utilisent pas cette structure au hasard, car il s’agit là d’illustrer un récit partiellement fantasque, dans lequel la notion de réalité est soumise au bon vouloir de la narratrice. Se tisse donc un récit à la narration complètement éclatée, faite d’avance rapide, de retours, de parties effacées puis réinterprétées, comme si la trame était une matière en évolution perpétuelle, elle aussi soumise au récit de Keira Knightley. Derrière l’exercice filmique éreintant pour la rétine se cache une réflexion sur le sens des images et leur interprétation, ainsi que leur statut de support complètement pervertible par l’utilisateur. Le destin de Domino Harvey, qui n’a à priori rien de transcendant tant son personnage répond à un schéma classique de rébellion face à un système, et en réaction à un trauma d’enfance, prend tout son sens à travers cet exercice de manipulation. Elle n’est plus un personnage, ni un narrateur, mais elle est l’âme de ce flux d’images. Elle en contrôle le contenu et le déroulement, et sa vérité faite de mensonges donne ainsi tout son sens à ce qui ressemble à un tissu d’incohérence. Domino est une projection d’un esprit fonctionnant en mode binaire (pile tu vis, face tu meurs) et prend ainsi une forme hésitant entre ces deux destins. Tony Scott questionne ainsi, et c’est cela que le film est difficilement abordable en première lecture, la portée et le sens de l’image à notre époque. Vecteur d’héroïsme, de modèle pour une génération, de fantasmes en tous genres et d’une certaine idée de la réalité, elle n’est en fait qu’une matière manipulée par une entité pour provoquer une réaction au niveau du cerveau du récepteur. Ici, le public, plus généralement, le peuple.
Tony Scott a toujours été lucide sur le pouvoir de fascination de l’image. Déjà dans les années 80 et 90, il manipulait volontiers le public en lui servant une esthétique publicitaire appliquée aux longs métrages. Une esthétique à laquelle il avait lui-même contribué auparavant. Domino est ainsi le fruit de cette réflexion, son illustration ultime. En effet, dans un monde où la vitesse règne en maître, un film qui va aussi vite en est l’écho le plus juste. Entre stars de séries TV jetables, mise en exergue de la TV poubelle, peur du terrorisme et capitalisme triomphant au profit de l’humain, Domino brasse très large, voire trop large. Afin de traiter autant de sujets, qui sont finalement le canevas principal de la société occidentale moderne, Tony Scott n’a pas d’autre choix que d’adopter la vitesse à laquelle défile ce monde. Très vite et gavé d’informations jusqu’à l’overdose. Avec sa photographie extrêmement élaborée, ses filtres outranciers, ses surimpressions en écho, la composition millimétrée de ses plans comme autant de money shots, Domino est une proposition graphique radicale. Tony Scott y repense complètement la notion de découpage pour briser un peu plus la perception du spectateur qui voit tous ses repères s’effondrer. Il s’agit là d’une forme de cinéma du chaos qui n’est pas si éloignée de l’œuvre de Tsui Hark, dans cette volonté d’agresser la rétine du spectateur pour le réveiller par électrochoc. Mais Domino est à rapprocher d’autres films qui jouaient également sur la vitesse et l’accélération pour mieux dresser un portrait extrêmement pessimiste du monde, Tueurs nés (outre la téléréalité, le personnage campé par Tom Waits résonne avec celui de l’indien) et Trainspotting. Ils ont également en commun un ton assez ironique bien que désabusé, comme s’il n’y avait plus rien à faire et qu’il n’était pas nécessaire de prendre la chose au sérieux. Perdus pour perdus, autant s’amuser. Domino est un shoot d’adrénaline qui semble inépuisable et dont il est difficile de sortir autrement que groggy. C’est le second point d’orgue de la carrière si fascinante de Tony Scott, plus de 10 ans après True Romance, et la preuve que derrière la grosse machine qui fait du bruit, il s’agit bien du travail d’un véritable auteur tout à fait conscient du monde qui l’entourait. Ainsi que d’un cinéaste et directeur solide, tant il parvient à tirer le meilleur d’acteurs à priori pas si modelables, qu’il s’agisse de Keira Knightley ou même Mickey Rourke. En un sens, Domino est son chef d’œuvre punk.