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Suspiria (Dario Argento, 1977)

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Si Suspiria est aujourd’hui encore cité au détour d’un plan par d’innombrables cinéastes, ce film constitue une entité assez spéciale dans la carrière, déjà immense à l’époque, de Dario Argento. Il est de ces films que tout cinéphile se doit d’avoir vu et revu, non seulement pour ce qu’il est mais également pour ce qu’il représente. Il est la clé nécessaire pour comprendre en quoi chaque nouveau film d’un Argento fini depuis 30 ans provoque encore un certain émoi, il est le symbole d’un esprit foisonnant et d’un cinéaste du rêve alors au sommet de sa carrière. C’est également un objet d’étude pictural qui n’a pas vraiment d’équivalent et une expérience cauchemardesque inoubliable.

Après sa trilogie animale, l’étonnant film historique 5 jours à Milan et son premier véritable chef d’œuvre, Les Frissons de l’angoisse, Dario Argento se devait de provoquer un bouleversement dans son œuvre afin de sortir du carcan dans lequel les auteurs sont si souvent enfermés. Il était alors le maître incontesté du giallo et avait d’autres ambitions. Suspiria, dont la genèse provient d’un rêve de sa compagne d’alors, Daria Nicolodi1 et d’histoires racontées par la grand-mère de celle-ci, marque son entrée attendue dans le fantastique pur et dur. Un virage amorcé par une poignée d’éléments de ses films précédents mais qui prend ici une toute autre dimension, à la fois narrative et esthétique. Suspiria est un film qui vient rompre tout rapport au réel dès ses premiers plans, pour mieux embrasser un cinéma de l’inconscient, nourri aux rêves mais également à l’assimilation des contes et légendes antiques. Selon la version exploitée, le film commence d’ailleurs par “il était une fois…” soit la porte d’entrée des contes de fées auxquels s’apparente énormément le sixième film de Dario Argento. Suspiria est assez clairement un film qui brouille toute approche raisonnée et toute forme de repère logique pour le spectateur qui n’a d’autre choix que d’accepter ce flux d’images folles, à priori agencées selon le bon vouloir de leur créateur.

Suspiria 1 Suspiria (Dario Argento, 1977)

La notion de conte ne se limite d’ailleurs pas qu’à cet élément. En effet, entre le lieu de l’action, un pensionnat pour filles en plein milieu de la forêt noire, la présence permanente, par l’image ou le son, de sorcières, la composition du décor qui fait passer des actrices adultes pour des enfants, tout est en place pour composer un conte de fées dans un monde moderne. Un conte qui ne passe qu’à travers le regard de Suzy dès son entrée dans la maison. Qui dit conte dit perte de repères logiques, et donc mise en place d’un univers régi par ses propres codes. Ces repères sont immédiatement brouillés, dès la séquence d’ouverture à l’aéroport, par le découpage et le travail sur le son. Les murmures et la mélodie angoissante de Goblin, part essentielle de la réussite du film, constituent une rupture de ton avec l’environnement à priori réaliste. Mieux encore, ces ruptures s’accompagnent de ce plan fondamental lorsque Suzy passe la porte coulissante de l’aéroport. A cet instant, entre un éclair et un gigantesque coup de vent, l’écharpe qu’elle porte semble tout d’un coup se transformer en une paire de bras monstrueux qui l’entourent. Il est trop tard pour elle, elle se fait déjà avaler par cet univers, telle Alice qui plonge dans le terrier du lapin. Le parallèle avec l’univers illogique de Lewis Carroll permet de mieux saisir les nouvelles règles physiques qui régissent le pensionnat. Et pour le spectateur qui n’aurait pas bien saisi que Suspiria constitue une rupture franche avec le “réalisme” de ses films précédents, Dario Argento lui balance dans le premier quart d’heure une séquence de meurtre complètement folle, dans laquelle il brise les règles de l’espace et du temps (une constante dans Suspiria qui, rappelons-le, n’obéit pas aux lois de la physique en vigueur dans le monde réel), transportant sa victime d’un lieu à un autre en un clin d’œil, usant d’ellipses brutales et d’un sens du découpage qui fait de cette séquence un pur monument qui aurait très bien pu être une scène finale chez un autre auteur. Déjà, il entame un travail saisissant sur la déconstruction des codes cinématographiques, et notamment les codes couleurs. Si le visage de Suzy dans le taxi semble recouvert par une mosaïque de teintes, elles vont ensuite être décomposées à loisir, comme si Dario Argento voulait disséquer cet inconscient qu’elle doit affronter pour évoluer et échapper à cet enfer.

Suspiria 2 Suspiria (Dario Argento, 1977)

Car s’il faut chercher un thème rationnel dans Suspiria, c’est bien celui du passage à l’âge adulte. Une constante dans les conte de fées, qui passe ici par un parcours très précis de l’héroïne qui va devoir faire mieux que ses camarades ayant raté leur rite de passage en le payant de leur vie. Ce parcours suit pour sa part des étapes logiques. Découverte, acceptation, compréhension de la mécanique interne à ce pensionnat, libération des codes du monde réel pour modifier sa perception (compter les pas par le son plutôt que suivre les professeurs) et affrontement. Un affrontement non pas avec un être, les inserts façon giallo sur un bras ou un rasoir ne sont qu’un leurre, mais avec ses propres peurs. Devenir adulte est un acte symbolique qui consiste à affronter ses démons, et c’est précisément ce dont il est question dans Suspiria. Suzy, entre réalité et cauchemar, part explorer son inconscient pour y trouver et y éliminer la “sorcière”, soit la manifestation de ses peurs enfantines. Ainsi, la décomposition de l’image à travers ses couleurs primaires (une volonté de Dario Argento qui a donné en exemple, à son directeur de la photographie Luciano Tovoli, Blanche Neige et les sept nains de Walt Disney) n’est pas un simple exercice de style, aussi fascinant soit-il, mais de la symbolique pure. Chaque couleur primaire représentant une émotion (le rouge de la passion, de la colère et du sexe, le jaune de l’espoir, le vert de l’assurance et le bleu de la libération), Dario Argento décompose l’hémisphère droit de son héroïne en autant d’éléments à explorer séparément, d’où le trouble visible qui s’installe dans le regard de Suzy, femme-enfant, lorsque ces couleurs s’alternent trop rapidement. La puissance graphique, sonore et symbolique de Suspiria n’a rien perdu de son impact près de quarante ans après sa création, et ce premier chapitre de la trilogie des trois mères constitue le concentré du travail de décomposition de Dario Argento dans le cinéma fantastique, un cas d’école tellement parfait dans sa construction, sa mise en scène et son exploration du cinéma du rêve, que le talent de son créateur ne pourra jamais véritablement être remis en cause. Et ce même s’il fait n’importe quoi depuis presque 20 ans…

  1. actrice, mère d’Asia Argento et co-scénariste de Suspiria

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