Les technophobes seraient-ils en voie d’extinction ? Après avoir passé les cinq dernières années à nous expliquer tant bien que mal à quel point la 3D signifiait l’arrêt de mort du 7ème art, voici que trois de leurs réalisateurs préférés s’associent sur un film à sketches pour s’essayer au relief. De là à dire que 3x3D signe le chant du cygne d’une vaine guerre de chapelles idéologiques serait très présomptueux.
Le film à sketches est par nature inégal, accentuant les différences entre les réalisateurs. Avec 3x3D, les trois réalisateurs sont si éloignés, en forme et en fond que seule la 3D peut compter comme élément commun du métrage. Sans cohérence entre ses différents segments, on est plus face à un recueil de courts-métrages qu’un projet artistique commun, ce qui n’est pas un défaut en soi, tant les réalisateurs sont incompatibles les uns avec les autres.
Tout commence par le segment de Peter Greenaway, Just in Time.
Il s’agit de la partie la plus intéressante car la seule des trois à nourrir une ambition technique vis-a-vis de la 3D. Greenaway est un auteur à part, il l’a toujours été, construisant sa filmographie pour un public très restreint comprenant presque exclusivement ses fans dévoués depuis l’époque du fabuleux Le Cuisiner, Le Voleur, sa Femme et son Amant. Il existe un style Greenaway, incroyablement riche en termes de mise-en-scène. Les plans sont gorgés d’informations, à l’aide de surimpressions de plans dans les plans, de commentaires en plus des dialogues, de symboles, de couleurs aux codes précis. Rien n’est laissé au hasard et les compositions sont si « pleines » qu’elle peuvent aisément noyer le spectateur.
Cela convient très bien à l’expérimentation sur la 3D, surtout pour l’idée qu’en a Greenaway. Bien que très condescendant dans son discours sur le relief (pour lui, les films de Cameron, Spielberg ou Scorsese ne révolutionnaient en rien la grammaire de la mise-en-scène, ce qui est faux), il se sert en 17 minutes de la plupart des artifices que son segment lui permet. Ici nous visitons une église portugaise en trois travellings en plan-séquence. Le long des travellings des personnages de l’histoire de la ville de Guimaraes sont présentés, accompagnés de textes en relief et de symboles culturels, le tout sans chronologie véritable. On passe du portrait de figures religieuses ayant fondé l’église à des artistes ou encore des nobles, du XIème siècle au XXème, sans liens entre eux, ni ordre précis. Une sorte de visite virtuelle anarchiste où les informations se mélangeraient selon l’endroit de l’église filmé. Aussi étrange et prétentieux que cela puisse paraître, le segment fonctionne… plus ou moins. Marqué par un manque évident de moyens (effets spéciaux ratés, images de synthèse semblant dater de 1991, conversion 3D parfois imprécise, sous-titrage quasi-inexistant exigeant un niveau d’anglais élevé), le métrage se rattrape par son inventivité redoutable.
On a l’impression véritable d’avoir accès à une partie de la culture locale et d’être happés de curiosité par l’architecture, les trajets croisés de la politique, de la religion et de l’art. Aussi pompeux et désordonné puisse-t-il paraître, Peter Greenaway assure un court ludique et une expérience d’avant-garde sur la manière de partager la culture, qui pourrait inspirer aussi bien des musées que des écoles d’art.
On notera tout de même, avec un regard amusé, que la totalité des artifices employés (mélange 2D/3D, impression de profondeur, objets dynamiques en CGI dans des plans live, utilisation d’éléments comme la fumée, le feu ou la surimpression pour renforcer les perspectives) l’ont déjà été par Cameron, Spielberg ou Scorsese dans leurs propres œuvres en 3D. Un aveu de faiblesse technique qui n’empêche pas à Just in Time d’être divertissant et artistiquement intéressant, ce qui est beaucoup plus discutable pour les deux autres.
Le deuxième segment, intitulé « Cinesapiens » a été réalisé par Edgar Pêra, un nom peu connu, et pour cause. Pêra est un artiste contemporain plus qu’un réalisateur à proprement parler, dont les réalisations ont souvent eu plus leur place au sein d’installations vidéos ou de festivals mondains que des salles de cinéma pour le commun des mortels. Le style Pêra est caricatural, grossier et souvent ridicule. Il a fait le fort de sa filmographie par une cinéphilie digérée et régurgitée sous la forme d’hommages kitschs et ici c’est la 3D qui en fait les frais. Cinesapiens est un court expérimental nous expliquant les fondements d’une religion cinéphile aux courants divergents selon les tournants de l’Histoire du Cinéma, comme l’arrivée du parlant ou de la couleur, symbolisés par un public assistant a une représentation théâtrale de ces bouleversements et attaqués par des aliens venant d’une dimension de cinéma et prenant l’apparence de savants fous ou de la sorcière du Magicien d’Oz. Naïf, moche et très mal réalisé, les 22 minutes de Cinesapiens sont à la limite du regardable. Pour quiconque possédant des bases sur l’Histoire du Cinéma, on aura l’impression d’un exposé scolaire lourdingue par un élève prétentieux qui a oublié les bases élémentaires de la narration, et dont la réflexion sur la 3D est d’une bêtise effrayante. Aucun intérêt et très pénible. Passons.
Le troisième et le plus problématique est celui de notre ami Jean-Luc Godard, titré « Trois Désastres ». Pourquoi problématique ? Parce qu’il est moins un court-métrage à part entière qu’un work in progress faisant le lien entre Histoire(s) du Cinéma (son chef d’oeuvre le plus définitif), ses derniers longs et courts (Film-Socialisme, Une Catastrophe) et son prochain et probablement dernier long-métrage, Adieu au Langage.
Disons le franchement, ce segment ne pourra parler qu’aux rares fous ayant creusé la filmographie de Godard sur les 25 dernières années. JLG est en effet rentré dans une forme de démence artistique hermétique consistant à utiliser un langage purement cinématographique pour faire passer des idées souvent vagues. Ce langage est difficile à apprivoiser, car il est ésotérique à l’extrême, et exige une culture élargie franchement poussée. Il cite en permanence des livres, leurs auteurs, des peintures, des artistes, des réalisateurs, des films, juxtapose parfois les uns aux autres, les mélangent et y ajoute de temps en temps son propre commentaire, des images de ses précédents films, des photos de réalisateurs, des dialogues en même temps, en plusieurs langues différentes et des symboles purs.
La plupart des spectateurs sont condamnés à ne capter que des fragments de ce langage, en décryptant péniblement une phrase sciemment cryptique associée à un plan de La Dame de Shanghai ou au récent remake de Fright Night. Il faudrait des dizaines de pages pour répertorier chaque citation et quelques dizaines d’autres pour disséquer leur signification, mais on peut citer des éléments servant de pistes de réflexions. Par exemple le montage s’amuse à confronter des photos de réalisateurs borgnes (Fritz Lang, John Ford ou Raoul Walsh, incapables de voir la perspective dans le réel et qui pourtant la travaillaient dans leur réalisations) à des images de films 3D, nanars ou blockbusters, voire porno, mettant en scène des scènes de sadisme jouant sur le relief. Godard veut nous prévenir de la « dictature du numérique » en la dénonçant mais il ne l’appuie jamais par des arguments ou des exemples, seulement par des citations arbitraire et en fin de compte abstraites. Il prend le numérique comme avatar du mal en tant que principe,jusque dans la nature des chiffres, pointant du doigt trois civilisations différentes pou accoucher des nombres, du concept de zéro et infini, et enfin celui des chiffres négatifs, servant avant tout à compter les dettes.
On comprend bien qu’en mettant aussi en exergue Orson Welles et Eisenstein, il sous-entend le pêché originel du 7ème art, la technique, pris à la fois comme concept, moyen ou fin. La technique cinématographique pour Godard est liée aux grands pêchés de l’Histoire, les pires massacres marchant main dans la main avec les évolutions technologiques du 7ème art, toutes découlant de la naissance de la perspective dans l’Histoire de l’art, ce qui explique l’intérêt pour lui d’aborder en fin de carrière la 3D à sa manière.
Si de son propre aveu il reconnaît avoir plutôt apprécié Avatar (ce qui est déjà énorme en soi pour l’un des chefs de file de la Nouvelle Vague), il n’exploite presque jamais le relief, et pour cause, sa narration l’en empêche. La plupart des images utilisées étant des photos ou des vieux films, elles sont a peine converties. Le reste se distingue entre images prises de films de genre américains (dont on soupçonne qu’elles ont été récupérées illégalement à partir des Blu-Ray 3D, ce qui justifie à lui seul l’existence légale du film de détournement dans les salles) et des images tournées pour Adieu au Langage, en préparation depuis 4 ans. Techniquement, si ce segment avait été présenté en 2D, cela ne changerait pas d’un iota sa forme ou son fond. JLG n’est pas là pour vanter les mérites de la 3D, il ne fait que l’incorporer à son Histoire du Cinéma comme un signe supplémentaire annonçant une dictature de l’image sur l’art, la pensée et l’homme.
En soi, la réflexion de Godard est intéressante. Même en étant en désaccord avec ses théories ou ses analyses, son regard a le mérite de faire comprendre comment l’identité de la cinéphilie et du cinéma ont changé, comment elle perçoit l’évolution de son art et comment elle l’intègre dans son propre processus artistique.
Bien que vraiment hermétique, le segment de Godard conserve quelque chose de réjouissant par son aspect immature. Cela s’illustre par petits détails, comme un jeu de mot par la mise-en-scène sur le titre, « Trois désastres », dont les initiales donnent 3D, et qui se dévoile sur… des mains lançant trois dés… Un peu comme si, en devenant grabataire, le vieux suisse s’amusait lui-même de jeux plus simples et enfantins, alors qu’il déroule des réflexions intellectuelles extrêmement poussées dont lui seul détiendra in fine tous les secrets. On en tire tout juste une curiosité cinéphile plus ou moins malsaine pour voir jusqu’à quel point il ira dans son ultime opus. L’art du teasing prend parfois des formes inattendues.
En conclusion, sur trois courts, on se retrouve avec une expérimentation assez intéressante qui joue le jeu, un segment sans intérêt de forme ou de fond, et une bande-annonce de 17 minutes. Voilà qui est assez maigre pour une collection courte (on dépasse à peine l’heure de métrage au total), et qui aurait sans doute gagné à se tourner vers des réalisateurs plus aptes techniquement à exploiter un langage encore mal maîtrisé aujourd’hui : la pleine exploitation de la profondeur de champ.