Les rapports électriques de John McTiernan avec les studios vont prendre une ampleur démesurée avec Rollerball et mener au désastre : un coup d’arrêt dans la carrière d’un des plus grands cinéastes contemporains. Film mal-aimé, détruit par les exécutifs et un environnement géopolitique catastrophique, remonté, presque vidé de sa substantifique moelle, ce second remake successif d’un film de Norman Jewison par McT aura tragiquement scellé son destin. Il reste pourtant une œuvre singulière, malade, mais dont la puissance subversive n’a pu être complètement effacée par des costards-cravates répugnants de couardise.
Quand John McTiernan se lance dans le projet Rollerball, il sort tout juste d’une brillante et salvatrice relecture de Thomas Crown, qui lui aura permis de retrouver du poil de la bête et cette nécessaire sensation de contrôle sur sa création. En plein cycle « cynique », avec une trilogie bâtie sur la manipulation, il se livre logiquement à une relecture punk du classique Rollerball de Norman Jewison, produit de son temps ayant tout de même un peu de mal à passer l’épreuve de ce dernier. C’est donc la deuxième fois qu’il se prête à l’exercice de refaire un film de Jewison, avec cette fois une expérience pas vraiment tranquille. Rollerball est un film problématique. Il y a d’un côté ce que le film devait être, comment il a été pensé et ce qu’il reste de ces intentions dans le film sorti au cinéma. Et il y a donc le film sorti par la MGM, comme pour se débarrasser d’un caillou dans une chaussure, un objet cinématographique gênant qui transpire la lutte cruelle entre un créateur et des financiers.
John McTiernan, qui a tout de même fini par passer du temps en prison à cause de ce film (les écoutes téléphoniques du producteur Charles Roven qu’il soupçonnait, à juste titre, de remonter le film dans son dos) qui a détruit sa carrière, l’a suffisamment dit, Rollerball était un projet maudit dès sa production et n’aurait jamais dû se faire. Le projet, tel qu’il était pensé au départ, était passionnant car il s’agissait d’une relecture moderne et barbare de Spartacus, par un réalisateur prêt à lâcher toute sa rage sur pellicule. Le symbole était fort : l’esclave du système qui se soulève, entraîne une rébellion puis une guerre dont il sera le leader. Un metteur en scène de son calibre qui se soulève contre Hollywood, une major aussi puissante que la MGM ne pouvait pas laisser passer telle subversion. Mais ce n’est qu’un élément dans le torrent de malchance qui s’est abattu sur ce film. Au rayon des grosses galères, le casting visiblement imposé et avec lequel John McTiernan doit composer comme il peut. Avec en tête d’affiche le sympathique mais gentiment nul Chris Klein, sorte de Keanu Reeves du pauvre échappé d’American Pie, le cool mais transparent LL Cool J et un Jean Reno tout simplement insupportable en caïd russe, le film partait avec du plomb dans l’aile. McT tente de s’en accommoder comme il peut, mais il n’y a que le personnage incarné par LL Cool J qui bénéficie d’un travail conséquent visible dans le résultat final.
Il parvient à en tirer de la nuance, mais surtout traite le personnage selon un angle qui va contre l’évidente décision du studio. Entre la séquence d’ouverture, pensée pour créer des personnages sympathiques et qui n’avait semble-t-il pas sa place dans le montage original, et le destin tragique du personnage, abattu à distance sans la moindre effusion de sentimentalisme, froidement comme un personnage de seconde zone sans importance, la présence d’un auteur énervé contre ses patrons se fait énormément sentir. L’autre problème conséquent de Rollerball tient bien entendu de son montage. Il a échappé à John McTiernan donc impossible d’y retrouver sa fluidité et sa logique. Des séquences entières sont massacrées, la cohérence spatiale et narrative est souvent sabordée, les ellipses plombent la rythmique et la construction des personnages. Rollerball était pensé comme une fresque barbare cherchant à malmener le public, il en reste une sorte de série B d’action inaboutie, pas toujours très belle, portant les stigmates d’un massacre de producteurs sans couilles ni cerveau.
Car comme dans tout tournage catastrophique, un élément non lié à la production elle-même aura eu une influence terrible sur le film. Il s’agit des attentats du 11 septembre 2001. Rollerball se déroulait en Afghanistan et avait des tonalités très orientales jusque dans la bande originale d’un Eric Serra enfin inspiré mais obligé de revoir sa copie au dernier moment1. Rollerball était visionnaire et reflétait un certain état du monde au début des années 2000, mais jugé trop subversif, trop offensant, il sera remanié et transformé en un produit destiné à être profondément détesté. Son côté visionnaire se fait autant sentir dans sa peinture insolente du sport-spectacle dans ce qu’il a de plus absurde (l’utilisation des sponsors est savoureuse) que dans la simple idée de propulser un sportif sur le déclin dans un pays obscur où il amassera des sommes considérables (les stars du football ont fini par suivre cette voie, quelques années plus tard). Mais il l’est également dans sa forme. Car si toutes les séquences sportives, aussi brutales que répétitives pour mettre en lumière toute l’absurdité d’un tel jeu, n’apportent finalement rien de bien nouveau à ce qu’avait brillamment réussi Oliver Stone dans L’enfer du dimanche, il y a cette longue scène qui fit beaucoup parler d’elle à la sortie du film. Toute une séquence d’action et de poursuite filmée avec la fonction nightshot de la caméra, et cette image verdâtre, assez moche. Le dispositif était surprenant, peut-être pas encore maîtrisé totalement, mais il s’agissait là d’un outil de mise en scène en osmose avec son temps. En effet, quelques mois plus tard, ces images envahissaient les écrans de télévision pour illustrer les opérations militaires et les frappes nocturnes. Véritable laboratoire de mise en scène, cette séquence n’a rien de gratuit et n’est pas belle tout simplement car ce qu’elle montre n’est pas beau. C’est même la laideur absolue du système du Rollerball qui y brille, son aspect inhumain.
L’autre séquence choc, dont l’objectif est bien différent de la distanciation imprimé par la précédente, englobe tout le dernier acte, exception faite de la conclusion bâtarde et mielleuse qui n’a rien à faire ici. La révolution qui s’y joue, hautement symbolique, est filmée et montée avec la grâce d’un réalisateur porté par le bruit et la fureur de son propos. Il s’agit d’un impressionnant tour de force dans lequel les semblants de personnages s’effacent au profit de figures presque mythologiques, les costumes outranciers prenant alors tout leur sens. Tout n’y est que colère, et de cette colère naît une forme de chaos. Malheureusement, la suite a été carrément balayée et cette insurrection ne va pas plus loin que l’implosion d’un système perverti dès sa constitution. Rollerball est à l’image de cette action, avorté. Un film immense s’y niche et ne demande qu’à éclater, mais il est étouffé par une volonté de livrer un produit plus rock n roll pour faux rebelles que punk, expurgé de sa charge socio-politique et de sa nouvelle réflexion sur le langage (toute la première partie devait être en russe non sous-titré afin de plonger le spectateur dans la même cacophonie incompréhensible que le héros). Pourtant, malgré toutes les brides, malgré le massacre, malgré le chaos visuel dont il est victime, Rollerball reste une œuvre énervée et hautement subversive, envers toutes les institutions, qui n’a pas vraiment mérité ce qui s’est abattu sur elle.