Un film d’Álex de la Iglesia est toujours un évènement, à la fois car le réalisateur espagnol est capable de folies et ne manque jamais d’idées, mais également car ses films, aussi dingues soient-ils, sont toujours portés par un message extrêmement grave. Comme une poignée d’autres auteurs, ses purs films de genre sont des véhicules contestataires qui cachent habilement leurs intentions, pour mieux s’incruster durablement dans l’esprit du spectateur. Les Sorcières de Zugarramurdi ne déroge pas à la règle, tout en renouant avec une véritable folie fantastique, voire horrifique.
Étrange film que Les Sorcières de Zugarramurdi. Car si en apparence Álex de la Iglesia en revient à de la comédie noire sur fond de fantastique décomplexé, il poursuit sa route d’auteur de plus en plus amer. Cela se sentait déjà dans le précédent Un Jour de chance, le réalisateur basque est en train de virer fortement misanthrope, même s’il s’agit là d’une évolution tout à fait logique dans la carrière de l’homme. Les sorcières de Zugarramurdi est une comédie désabusée, une aventure qui pourrait bien passer pour un pamphlet misogyne si le film n’était pas, justement, tout simplement misanthrope à l’image de son auteur, et un brin nihiliste. En effet, y voir un film misogyne serait passer complètement à côté de tout un aspect du film. D’un côté, les femmes y sont montrées comme une accumulation de figures du mal, souvent hystériques, perverses, carrément sous forme de sorcière. Mais de l’autre les hommes ne sont pas en reste. Complètement idiots, bêtement revanchards, pères incapables et incapables de prendre leurs responsabilités, mus par rien d’autre que l’argent facile… Álex de la Iglesia s’amuse énormément de la sempiternelle opposition hommes/femmes par le prisme de l’humour et tout le monde en prend pour son grade, sans aucune distinction de sexe.
Par ailleurs, même s’il tourne l’ensemble à l’absurde et au délire fantastique lors d’un dernier acte dantesque, Álex de la Iglesia se permet même un propos auquel d’autres se sont déjà frottés par le passé, à savoir dépeindre une communauté matriarcale basée sur la supposition que Dieu n’est plus la figure chrétienne bien installée mais une figure de déesse païenne, personnification de la Vénus de Willendorf, déesse de la fertilité. Concrètement, la farce, l’humour noir et la folie sont toujours au centre du cinéma de l’espagnol, mais comme d’habitude Les Sorcières de Zugarramurdi contient un violent coup de gueule contre les différentes institutions et leur fonctionnement toujours plus absurde. Donc non, Les Sorcières de Zugarramurdi n’a rien d’un film misogyne, sa démonstration par l’absurde le rapprochant même plutôt d’un propos violemment féministe, mais il est surtout fondamentalement misanthrope, le monde dans lequel évolue Álex de la Iglesia n’ayant vraisemblablement pas ses faveurs. Il s’agit donc d’une nouvelle étape dans l’œuvre d’un réalisateur en colère qui sait précisément comment la canaliser pour en produire quelque chose de drôle, mais surtout de complètement dingue. Toute l’intrigue tient d’ailleurs autour d’un trésor, butin du braquage de la séquence d’ouverture, qui reste jusqu’au bout une allégorie du mariage comme acte des illusions perdues. De là à dire qu’Álex de la Iglesia exorcise ainsi le trauma de son mariage précédent, il n’y a qu’un pas qu’il est possible de franchir aisément. Et pour aboutir sur quelque chose de solide, le réalisateur renoue avec quelque chose qu’il avait légèrement laissé de côté sur ses deux précédents film, un cinéma complètement débridé, sans cesse à la limite de la rupture, qui déborde de générosité par tous les coins du cadre quitte à paraître un brin bordélique. Ça part dans tous les sens, un vrai film punk qui fait passer son propos gentiment subversif derrière son outrance graphique, son humour noir et ses petites folies narratives.
Les Sorcières de Zugarramurdi bénéficie d’un rythme en dents de scie – là encore une certaine tendance du cinéma d’Álex de la Iglesia – avec le braquage introductif tout bonnement démentiel, dans lequel Bob l’éponge, Mickey, Jésus et un soldat de plomb géant sortent les flingues, où un enfant se prend pour Chow Yun-fat avec un gun dans chaque main, et qui vire au classique film de braquage qui tourne mal, dans la grande tradition du genre. Et si le deuxième acte souffre d’une légère baisse de rythme, privilégiant des dialogues à l’action et un humour bien moins visuel et burlesque (malgré certains running gags typiques tels que le client du taxi, et ce jusqu’à la toute fin), s’y installent peu à peu des éléments surnaturels et mythologiques annonçant le revirement fantastique final. Un type habillé en Jésus Christ dont le téléphone affiche “Armageddon” quand son ex-femme l’appelle, un œil bizarre au fond des toilettes, une auberge où des membres humains se retrouvent dans les assiettes… tout mène vers le grand délire orgasmique du troisième acte. Du manoir à la grotte finale, les séquences dantesques s’enchaînent à un rythme effréné, jouant avec le mythe de la sorcière bien sur mais pour le revisiter en profondeur. Álex de la Iglesia y retravaille au corps un motif récurrent de son œuvre, celui de la communauté étrange, les histoires d’amour à la fois naïvement romantiques et impossibles tant elles sont folles, pour accoucher d’une orgie démoniaque en appelant au bon souvenir de Matrix Reloaded. Véritable farce macabre évoluant vers le conte fantastique aux tonalités baroques, Les Sorcières de Zugarramurdi est une sorte d’exutoire orgiaque, à la fois très noir de par sa misanthropie et tellement jubilatoire de par sa démence et l’apparente perte de contrôle de son final, pourtant maîtrisé de bout en bout par un auteur capable de tout se permettre. Un vrai délire de formes et de couleurs, à la fois ancré dans le réel et complètement mystique, porté par une bande d’acteurs géniaux, des deux figures centrales de losers incarnées par Hugo Silva et Mario Casas, aux sorcières portées par une Carmen Maura déchainée et une Carolina Bang qu’Álex de la Iglesia filme très amoureusement. En ajoutant à cela une maîtrise l’espace fascinante, un découpage toujours intelligent et une mise en scène inventive, dopée par quelques vrais tours de force (les différentes poursuites dans le manoir sont géniales, tout comme l’ouverture), une chose est sure : s’il aime de moins en moins ses congénères, Álex de la Iglesia aime toujours autant le cinéma.