Après une sérieuse baisse de régime sur son dernier film, Jean-Pierre Jeunet reprend la direction du territoire américain, où il se cassa les dents il y a 15 avec un Alien, la résurrection de triste mémoire. Pour cette production ambitieuse, cet amoureux de l’image et de la fable fait le pari technologique de la 3D native et signe une belle épopée enfantine, émouvante, récit d’aventure souvent enchanteur.
L’Extravagant voyage du jeune et prodigieux T.S. Spivet, roman de Reif Larsen au format très ludique, semblait pensé pour être mis en images par Jean-Pierre Jeunet. S’inscrivant parfaitement dans la direction qu’a pris son œuvre depuis la séparation avec Caro, à savoir des fables fantaisistes, colorées, au mode de narration très particulier, ce nouveau film est également pour lui l’occasion de renouveler sa grammaire visuelle en abordant l’exercice à travers un tournage directement en relief. Et pour s’assurer un rendu parfait, il a fait appel aux équipes les plus efficaces sur le marché, à savoir le groupe Cameron Pace qui lui a fourni les supports pour ses caméras Alexa. Plus qu’un gadget, la 3D chez Jeunet est un outil narratif formidable qu’il incorpore à sa mise en scène, complètement repensée pour adopter le relief. Concrètement, il s’agit d’une interprétation purement cinématographique de la forme si particulière du livre, qui permet de larges interactions avec les inventions du jeune T.S., la multitude de schémas, dessins et croquis dans la marge prenant la forme d’éléments évoluant au premier plan, hors du cadre. A vrai dire, le relief s’intègre naturellement au cinéma de Jean-Pierre Jeunet, qui depuis ses débuts apporte une grande attention à la profondeur de champ dans la composition de ses cadres.
Techniquement, L’Extravagant voyage du jeune et prodigieux T.S. Spivet est époustouflant. Qu’il s’agisse de mise en scène pure ou de narration, le film se montre extrêmement solide sur tous les points. D’ailleurs, le récit s’articule sur un mode habituel chez Jean-Pierre Jeunet. La caractérisation des personnages passe toujours par des mouvements de détail sur des anecdotes, appuyée par l’utilisation de la voix off. La recette a fait ses preuves, et elle se montre toujours aussi efficace pour aborder la fable. Car de tous les genres, c’est bien celui-ci qui prédomine une nouvelle fois, même si tout le deuxième acte du film se déguise en un formidable road movie ferroviaire. C’est par ailleurs la partie la plus réussie, même si la première ne manque pas de charme et se montre la plus axée autour de l’humour. Jean-Pierre Jeunet parvient à imprimer à son film une belle dynamique en se focalisant sur le parcours du jeune T.S., ses rencontres, mais surtout son trauma. L’Extravagant voyage du jeune et prodigieux T.S. Spivet est bien évidemment le récit d’un jeune génie qui rencontre le monde des adultes, mais c’est surtout une fable humaine qui aborde par la fantaisie un sujet terrible : le deuil et et la sensation de culpabilité qu’il génère. Tourné au Canada, le film dépeint une vision de l’Amérique fantasmée, dans laquelle les décors filmés dans des plans larges magnifiques rencontrent des instants plus intimistes qui repensent la vision de la famille américaine, instable, en partie détruite, mais sur le chemin de la rédemption. Jean-Pierre Jeunet garde en permanence un regard optimiste, très sain, qui paradoxalement joue parfois contre le film. En effet, avec aucune ambiguïté au tableau, y compris dans les séquences qui s’y prêtaient naturellement (le passage avec le routier), tout le potentiel cauchemardesque de l’odyssée est évacué.
L’Extravagant voyage du jeune et prodigieux T.S. Spivet est donc un film profondément positif, dans tout ce qu’il développe. Évidemment, cela ne manquera pas d’agacer une certaine frange de la critique et du public qui ne pardonneront jamais à Jeunet cette forme de naïveté si agréable. Cependant, cela ne l’empêche pas de bâtir un propos solide sur le deuil, qui vient donner toujours plus de cœur à cette aventure. Par l’apparition de gentils fantômes, par des discours de vieux sages étonnants, par cette émission TV vulgaire cherchant à exploiter la détresse d’un enfant, par ce discours bouleversant du même enfant faisant face à une assemblée d’adultes, Jean-Pierre Jeunet fait grandir son héros et l’émotion avec lui. Toutes ces petites obsessions, ces instantanés de vie, ces personnages hauts en couleur, tout cela participe à la construction d’une immense aventure pour un tout petit héros. Le film véhicule tellement de valeurs positives, sur l’accomplissement, la prise d’initiative et l’éveil au monde qu’il sera aisé de lui pardonner son dernier tiers un peu en deçà car bien trop statique. Et que dire du formidable Kyle Catlett ? Le jeune garçon ne sourcille pas face à une galerie d’acteurs souvent dans la performance et porte le film sur ses frêles épaules. Le style Jeunet, adoré ou détesté, trouve ici un merveilleux terrain d’expression, d’exploration cinématographique, et l’Amérique ne s’était plus dévoilée aussi belle, fantasmatique et enivrante depuis longtemps. Il fallait pour cela l’œil d’un cinéaste solide, capable de capter le regard d’un enfant et de s’en émerveiller.