Combien sont-ils, les polars français à perpétuer cette vieille tradition populaire ? Sans cynisme, avec une vraie ambition et une vraie proposition de cinéma ? Qui se détachent d’un système télévisuel qui est aujourd’hui le seul moyen d’expression du genre ? Ils sont peu nombreux et étrangement, ils sont signés de cinéastes cinéphiles qui se sont abreuvés de grands ou obscurs classiques. Olivier Marchal est de ceux-là, et après un Gangsters très bancal, il explose littéralement avec ce 36 Quai des Orfèvres d’une sincérité et d’une maîtrise totales.
Le point fort d’Olivier Marchal, son passé de flic qui lui permet de signer des récits pétris d’authenticité, est malheureusement ce qui le privera à jamais d’une reconnaissance critique. Qu’importe, son cinéma est là, solide, sincère, ancré dans une longue tradition du polar made in France, noir et lyrique. La “recette Marchal” est finalement assez simple. Il s’agit de composer des personnages qui sont des héros modernes, sortes d’archétypes à priori infaillibles, de les briser et d’articuler autour d’eux des tragédies symphoniques. Évidemment, avec une telle approche et sa générosité, Olivier Marchal n’évite pas quelques écueils inoffensifs. Quelques effets de style un peu ringards qui viennent dénaturer l’émotion (la composition des flashbacks et quelques ralentis déplacés), une bande originale magnifique mais tellement omniprésente qu’elle avale parfois le film, pas de quoi se formaliser. Pour le reste, 36 Quai des Orfèvres est un modèle du genre, probablement le plus beau polar produit en France depuis une dizaine d’années, et un film qui embrasse le genre les bras grands ouverts, quitte à provoquer d’irrépressibles grincements de dents chez les plus cyniques des spectateurs.
Car 36 Quai des Orfèvres joue cartes sur tables, ne cherche pas à surfer sur une vague ou une mode, ni à draguer un public de jeunots. Olivier Marchal cherche à construire une gigantesque tragédie maquillée en polar, le tout avec un premier degré tel qu’il rendrait presque le film anachronique. Sans porter le moindre jugement sur qui que ce soit, utilisant son passif de flic uniquement pour appuyer la crédibilité de l’univers qu’il dépeint et utilise comme point d’ancrage, il fait s’affronter deux monstres de cinéma populaire dans la peau de deux figures dramatiques intelligemment construites. Et s’il est possible de lui reprocher une certaine lourdeur parfois, notamment dans sa façon d’appuyer très fort ses mouvements mélodramatiques, l’ensemble du film est d’une sobriété exemplaire, qu’il s’agisse de son écriture ou de sa mise en scène. Dégraissée au possible, son intrigue vise toujours l’essentiel, ne s’encombre pas d’une exposition classique inutile et déploie de belles ramifications dans son dernier acte. 36 Quai des Orfèvres est un polar extrêmement désespéré, dont le ton tranche brutalement avec l’évolution du genre en France (même si la même année sortait le formidable Le Convoyeur, autre anomalie du système). Ce que fait Olivier Marchal, en livrant ce récit si noir, si poignant (il joue merveilleusement avec l’empathie du spectateur et n’hésite pas à supprimer des personnages pour relancer la machine émotionnelle), si tragique, c’est redonner toutes ses lettres de noblesse à un genre devenu pataud. Le réalisateur s’accapare le polar, genre qu’il maîtrise sur le bout des doigts, en y infusant un mélodrame qui le transforme en une sorte de tragédie antique dont le décor aurait migré sur les quais de la Seine. Une tragédie familiale évidemment, mais surtout une tragédie entre deux héros d’un autre temps s’affrontant sur le bitume parisien. Deux mastodontes, deux philosophies, deux guerriers peu prolixes. Il y a dans les fondations des personnages de Vrinks et Klein tout le cinéma qu’aime Olivier Marchal, de quoi bâtir deux piliers de cinéma plutôt imposants.
A travers cette opposition, entre un superflic aux méthodes expéditives d’un autre temps et un autre rongé par l’ambition et l’amertume, Olivier Marchal dépeint non seulement une certaine réalité policière mais s’en sert surtout pour construire cette fresque grandiloquente broyant les êtres comme des petits soldats. La sincérité du projet lui fait parfois tutoyer le ridicule, sans toutefois le toucher, dans des élans lyriques auxquels le public n’est plus habitué. Pourtant, dans son ensemble, 36 Quai des Orfèvres est une réappropriation flamboyante de ses modèles, de Jean-Pierre Melville à Michael Mann, en passant par Sidney Lumet. Heat et Contre-enquête sont d’ailleurs cités explicitement, à l’image d’autres jalons essentiels du genre qui s’invitent parfois le temps d’un plan évocateur. D’ailleurs, 36 Quai des Orfèvres transpire le grand cinéma par tous les pores, à tel point que la comparaison dont il fut victime à sa sortie (un film calibré pour une diffusion à 20h30 sur TF1) est une aberration totale. Il y a plus de cinéma dans ce film que dans les 3/4 de la production française de ces dernières années. Olivier Marchal soigne particulièrement son découpage et sa mise en scène, donnant du corps à son récit. Il filme un enfer, construit des cadres toujours riches et développe une grammaire classique mais toujours efficace, le tout baigné dans une lumière marquant un peu plus les épreuves des visages, signée Denis Rouden. Comme exemple de la maîtrise purement technique du film, la fusillade centrale est un modèle. Son découpage, son rythme, sa précision chirurgicale dans les positionnements des personnages, permet une compréhension totale de la mécanique de l’action et de son lieu. On passera sur quelques facilités servant à faire progresser, car elles sont loin d’être grossières. Cette tragédie, noire à souhait, aux accents symphoniques, portée par un Daniel Auteuil et un Gérard Depardieu comme touchés par la grâce, entourés de vraies gueules de cinéma comme on n’en fait plus, possède bien quelque chose d’anachronique. Mais le film est puissant, émouvant, et dopé à l’action comme peu en sont capables aujourd’hui dans l’hexagone. Un jalon essentiel du polar made in France tout à fait digne de ses aînés.