Phénomène rare, La Vie d’Adèle a emporté avec lui le jury du Festival de Cannes, présidé par un réalisateur dont la conception du cinéma se situe à l’extrême opposée de celle d’Abdellatif Kechiche, mais également toute la presse, dans le monde entier. Mais qu’est-ce donc que ce film immédiatement estampillé “chef d’œuvre”, ayant acquis en un claquement de doigt un statut d’intouchable ? Un phénomène de foire dont le sujet, surpuissant, aura aveuglé les regards les plus aiguisés, à tel point que ses vastes problèmes ont semble-t-il disparu de toute analyse, comme si reprocher à Kechiche les carences et maladresses de son cinéma était tout bonnement de l’hérésie critique.
La voilà donc cette palme d’or, ce joyau tellement pur que les diverses polémiques précédant sa sortie ont engendré toutes sortes de levées de boucliers de la part de ses fidèles défenseurs. Il faut sauver le génie Kechiche, qu’ils disaient, car le bonhomme a signé le chef d’œuvre de l’année. Drôle de chef d’œuvre que cette Vie d’Adèle (chapitres 1 & 2 pour bien marquer son ampleur), parfois beau film dont les quelques bonnes idées sont lessivées par le dispositif d’Abdellatif Kechiche et sa vision du monde. Car La Vie d’Adèle est un film éreintant. De par sa durée évidemment, excessive, comme cela est le cas avec tous les cinéastes trop ambitieux qui ne savent ni découper leur film ni le monter ensuite. Mais également à cause de son exploitation du sordide avec son grand souci de “réalisme” (un terme qui n’a cependant pas vraiment sa place dans ce film), comme s’il n’avait d’autre solution que de travailler le spectateur au corps et sans relâche pour déclencher en lui une émotion, en l’ayant à l’usure. Étrangement, cela ressemble beaucoup à sa supposée direction d’acteur, à en croire certains propos assassins de Léa Seydoux. Une chose est certaine, évidente même, Abdellatif Kechiche n’est pas la finesse incarnée.
La Vie d’Adèle chapitres 1 & 2 est un film monstrueux. Une œuvre évidemment très ambitieuse, beaucoup trop pour un réalisateur si piètre conteur d’histoires. Pourtant, le film est parcouru de fulgurances, de moments élégiaques, comme si sa balourdise globale finissait par ployer sous la grâce. Au rayon des belles choses, le traitement de cette relation amoureuse qui dépasse heureusement le cadre d’une relation homosexuelle à la recherche d’un propos bien plus universel, sans occulter ce que représente encore aujourd’hui le fait d’être attiré par une personne du même sexe, notamment à travers le regard de l’entourage d’Adèle. Le film touche également quelque chose de très juste dans la défaillance du sentiment amoureux, dans la torpeur dépressive faisant suite à la rupture, ou encore dans la rencontre entre deux univers, deux cultures, que tout semble opposer. Rien n’enlèvera à La Vie d’Adèle chapitres 1 & 2 ses instants mutiques dans lesquels l’image va au-delà des mots. Deux êtres qui se croisent pour illustrer le coup de foudre, deux visages consumés par le désir qui s’observent d’un bout à l’autre du cadre, ou encore Adèle, seule, anéantie, dans sa longue descente aux enfers. Parfois, lorsqu’il parvient à s’alléger, à se libérer d’un didactisme plombant, Abdellatif Kechiche touche au sublime et parvient à toucher une émotion vraie. Mais le dispositif de mise en scène et de narration s’avère tellement maladroit que ces instants se font bien trop rares et l’architecture du film se fait bien trop voyante, dévoilant une manipulation grossière du regard du spectateur et une tendance à ne pas trop savoir quoi faire de ses images. Par exemple, les scènes de sexe très crues, ne cachant rien, posent un problème. Si la première est essentielle, notamment dans ce qu’elle signifie en aérant enfin le cadre pour capter autant la liberté que la fusion des corps, la suivante n’apporte rien en terme de dramaturgie et n’est là que parce qu’elle a été filmée et qu’il faut bien flatter l’œil du spectateur hétéro et ses vieux fantasmes. C’est d’ailleurs un des problèmes de ces séquences, elles traduisent plus une vision fantasmée qu’autre chose, et la séquence pendant laquelle Adèle se caresse toute seule est symptomatique, étant donné qu’elle ne soulève son tshirt et montre ses seins que pour la caméra, pas dans un souci de réalisme. Kechiche, en plus de son regard de voyeur, car ces trois longues heures ne sont finalement qu’un viol d’intimité, filme des performances d’actrices et non des personnages.
La Vie d’Adèle chapitres 1 & 2 est donc une œuvre plutôt grossière, Abdellatif Kechiche avançant avec la grâce d’un éléphant dans un magasin de porcelaine. Il y pose pourtant une question fondamentale dans sa quête amoureuse : où s’arrête le désir et où commence l’amour ? Et il cherche des réponses pendant trois heures, scrutant sans s’arrêter les regards de ses personnages enfermés dans des cadres serrés sur des visages. Non seulement cet enfermement crée un sérieux problème de dynamique, mais il accentue le côté verbeux du film. A force de filmer des visages au plus près, à attendre la moindre des sécrétions (et il y en aura jusqu’au malaise dans l’interminable dernier tiers du film), il faut bien que ces visages aient quelque chose a dire. Et c’est là que le film s’écroule, car chez Abdellatif Kechiche, le langage n’est pas un terrain d’exploration mais un lieu un peu flou qui vient, au mieux, définir des personnages. Mais dans le pire des cas, et c’est malheureusement la majorité du temps, ils sont inutiles et prennent consciemment le spectateur pour un imbécile. Ainsi, La Vie d’Adèle chapitres 1 & 2 cite volontiers, dans des scènes logiquement embarrassantes, Marivaux, Sartre ou Klimt pour les mauvaises raisons. Tout d’abord, elles traduisent la position de l’auteur face à ces artistes, mais surtout, les passages ou images lus ou disséqués viennent bêtement répéter ce que ses images disaient de façon assez claires quelques minutes auparavant. Soit Abdellatif Kechiche n’a pas confiance en le pouvoir d’évocation de ses images, soit il prend le spectateur pour un âne. Dans les deux cas, il y a un problème. Cette grossièreté se traduit également dans les archétypes qu’il utilise, virant le plus souvent à la vile caricature. Notamment dans l’opposition prolos/bobos entre les deux parents, traduisant une vision des choses extrêmement étriquée. Évidemment, Abdellatif Kechiche n’est ni sociologue ni ethnologue mais opposer à ce point la famille unie, bien beauf, dans laquelle le rapport au sexe est occulté soigneusement des conversations, où on se régale d’une bonne bolognaise avec des réflexions terre-à-terre, à celle recomposée, ouverte à tout et notamment aux arts, où on y mange les meilleures huîtres de Lille, est également problématique. Passons outre la métaphore culinaire vulgaire, cette vision est tout bonnement surréaliste. Elle n’est que le fruit d’une réflexion binaire sur le monde, doublée d’un positionnement vis-à-vis de l’art très hautain. Adieu le naturalisme donc, même si la mise en scène lui fait la part belle. Mais adieu le perfectionnisme également, un comble pour celui qui aura passé autant de temps sur son banc de montage pour accoucher d’un film truffé de faux raccords dégueulasses et de scènes dans lesquelles la lumière varie brutalement sans aucune raison. Épuisant, La Vie d’Adèle chapitres 1 & 2 manque cruellement de rigueur (mais il faudra lui pardonner, sous couvert de composition artistique tout est permis, de la tyrannie sur un plateau au rejet de la technique parait-il) mais finit par avoir raison du spectateur. Logiquement à force de lui envoyer des coups à l’estomac, en filmant cette passion dévorante en cherchant à capter ce qu’elle a de plus monstrueux, en s’attardant encore et encore sur ces cris et ces larmes, le KO finit par arriver. Ou plutôt une victoire aux points. Mais la très juste Adèle Exarchopoulos, magnifique, méritait plus de pudeur pour s’exprimer, plus d’élégance et plus de nuances surtout, que cet exercice monstrueux et bourrin.