Étrange Festival 2013 : compétition internationale.
Totalement insaisissable, Ben Wheatley continue son bonhomme de chemin en marge d’un système trop formaté. Après le film de gangsters, le thriller ésotérique et la comédie noire, il s’attaque au film historique selon un angle d’approche étonnant. La guerre civile anglaise et ses anonymes, comme terrain d’exploration d’une nouvelle vision de l’enfer. Entre théâtre, huis clos à ciel ouvert et trip psychédélique, English Revolution est une œuvre atypique qui se substitue à une grille de lecture classique, tout en affirmant la singularité de son auteur.
Down Terrace, Kill List, Touristes, et maintenant English Revolution. A première vue, difficile d’établir un lien solide entre les films de Ben Wheatley, si ce n’est une volonté de briser les frontières entre les genres et mener le spectateur là où il ne s’y attendait pas. Pourtant, en quatre films se dégagent quelques éléments qui font de l’anglais un véritable auteur, avec un univers, des obsessions, et un style propre. Après la récréation Touristes, film très accessible, voilà donc English Revolution, proposition de cinéma suffisamment radicale pour intriguer sur le papier, se transformant en véritable trip à l’écran. En premier lieu, il y a la volonté de réaliser un film historique autour de la guerre civile anglaise, tout en gardant l’optique d’un budget plus que limité. La solution est assez simple : ne pas montrer de batailles, garder les affrontements en background, carrément en accompagnement sonore, et filmer un huis clos à ciel ouvert, dans un champ qui semble infini. Bien sur, chez Ben Wheatley, le principe de départ n’est qu’un terrain à explorer par des chemins détournés pour aboutir sur autre chose, entre le récit hermétique et l’expérience sensitive.
English Revolution est un film complexe dans la mesure où il ne guide jamais vraiment le spectateur, livré à lui-même face à une petite démonstration de cinéma. Ainsi, l’absence d’exposition ou d’explications de texte sont la marque d’un cinéaste qui s’appuie sur l’intelligence de son public, ainsi que sur sa propension à se laisser aller, à abandonner sa rationalité pour vivre une expérience. Ben Wheatley l’a bien compris et plonge le spectateur directement au cœur de l’action, à savoir la fuite de déserteurs accompagnés d’un enquêteur de l’occulte en plein échec. Dans un noir et blanc très élégant, il développe une approche ressemblant à celle d’un road movie classique avec cette équipée pas vraiment sauvage fuyant l’autorité. Ce qui frappe déjà, c’est la qualité des dialogues, leur finesse, la multiplicité des sous-entendus. Puis le film bascule complètement. A la rencontre avec l’alchimiste – incarné par la gueule cassée de Michael Smiley – il glisse lentement mais surement vers un film-miroir qui va rompre tout lien avec la logique. Le montage se fait parfois heurté, les ellipses soulignent des esprits qui vacillent, les rôles s’inversent entre prisonniers et geôliers. English Revolution prend la direction qu’emprunta jadis David Lynch dans Lost Highway, celle de la rupture brutale de la narration et des personnages en avalant littéralement d’autres. Le cheminement est logique, car Ben Wheatley utilise son décor de guerre civile, de pays en guerre avec lui-même, pour construire ni plus ni moins qu’un récit initiatique. Toutes les étapes de la quête sont présentes, même si déguisées, et c’est à l’ascension d’un alchimiste qu’on assiste. On retrouve ainsi le goût du réalisateur pour les sociétés secrètes et l’occulte, la sorcellerie et les virées en enfer.
A y regarder de plus près, la filmographie entière de Ben Wheatley est constituée de personnages qui traversent un enfer mental et affronte une incarnation du Diable. C’est donc à nouveau le cas ici, le démon étant ouvertement mentionné. On retrouve également le style si particulier du réalisateur, ses moments élégiaques, ses pointes de violence soudaines et ces digressions surprenantes sur des éléments purement “réalistes” dans un film qui brise pourtant tout lien avec le réel. Cela s’accompagne d’une virée directement au cœur du cinéma expérimental dès lors que les personnages absorbent des champignons. Le film se transforme alors en un intense trip psychédélique dont le point d’orgue reste une séquence en symétrie qui vient agresser le cerveau du spectateur, lui faisant assimiler une quantité phénoménale d’informations jusqu’à reproduire une sorte de test de Rorschach clignotant. La séquence renoue avec un cinéma sensitif légèrement laissé de côté depuis quelques années mais s’avère surtout pleine de sens, évoquant autant la perte de repères mentaux que l’élévation spirituelle. Il reste difficile de trouver une vraie cohérence dans l’œuvre de Ben Wheatley, d’autant plus qu’il joue avec cette notion de pluralité au sein même de ses films, mais son désir de briser les règles, de reproduire des schémas identiques en changeant complètement d’emballage, cette noirceur terrible qui semble habiter chaque recoin de la pellicule, sont bien la marque d’un artiste avec une vraie trajectoire. Ici, il tente l’agression visuelle, sonore, la manipulation mentale, comme outils pour raconter son rite de passage. Ça fonctionne globalement très bien car le film provoque une adhésion hypnotique, d’autant plus qu’il est toujours aussi doué pour transcender un budget limité et donner l’impression que son film a coûté dix fois plus cher, même si English Revolution n’atteint pas le niveau d’orfèvrerie de Kill List.