Plutôt que de plonger dans le grand bain à remous d’une production 100% américaine, Bong Joon-ho garde un pied en Corée du Sud avec Snowpiercer, son premier film doté d’un casting international et tourné majoritairement en langue anglaise. Une coproduction internationale tout à fait logique pour ce récit qui brise toutes les frontières entre les peuples, sorte d’odyssée de Noé en vase clos. Non seulement l’adaptation est une réussite totale, mais le film en lui-même s’avère tout bonnement étourdissant, portant comme jamais la marque de son auteur.
Après quatre films seulement, Bong Joon-ho s’est imposé non seulement comme le meilleur réalisateur en activité en Corée, mais également comme un des meilleurs réalisateurs au monde, avec cette capacité étonnante à jongler entre les genres, à jouer de la rupture de ton, à livrer des récits toujours efficaces au premier degré mais construits autour d’une infinité de strates permettant d’aborder l’œuvre selon de nombreux points de vue. Snowpiercer ne déroge pas à la règle. L’œuvre originale de Jacques Lob et Jean-Marc Rochette était déjà, il y a presque 30 ans, un morceau d’anticipation colossal qui n’a pas pris une seule ride aujourd’hui. Pour cette transposition au cinéma, fruit d’un travail dont les prémices remontent à 8 ans quand Bong Joon Ho découvrit le pavé en bande dessinée et l’avala d’une traite, le réalisateur et co-scénariste, appuyé par Kelly Masterson (scénariste de 7h58 ce samedi-là), prend d’énormes libertés avec le livre. Un mal pour un bien tant il livre ainsi un travail d’adaptation parfait, ne se contentant pas de reproduire l’existant mais cherchant plutôt à retrouver l’essence de la bande dessinée à travers un récit nouveau. Les modifications sont donc légion, des personnages aux évènements, afin de bâtir une matière complètement neuve. Loin de vendre son âme au diable sous prétexte de flirter avec l’oncle Sam, Bong Joon Ho livre le film attendu et même plus, parfois immense, souvent complexe, toujours aussi raffiné derrière sa noirceur et sa violence.
Snowpiercer, au-delà de son récit et des valeurs qu’il véhicule, est un énorme projet de mise en scène. Un dispositif qui se met en place dès le générique, très sobre. En même temps que coulent des flots d’informations sonores sur les causes de la catastrophe, l’agent CW7 et le réchauffement climatique, les inscriptions à l’écran, jusqu’au titre, sont traversées d’ombres indistinctes en mouvement de gauche à droite. Snowpiercer est construit autour de cette idée : il s’agit d’un film sur le mouvement. Mouvement des personnages qui, dès qu’ils s’arrêtent, deviennent des proies, pour mieux cerner le mouvement d’une humanité qui avance également par le biais de ce train, son dernier refuge. Tout est question de référentiel. Le monde figé ou le train qui avance indéfiniment ? Dans les deux cas, l’humanité reste en mouvement et donc en évolution. Paradoxalement, au cours du film, et même si tout avance dans un sens logique imprimé par la mécanique, c’est par un retour en arrière que se déroule la révolution. On pourrait y voir, à travers une grille de lecture simpliste, un propos vaguement marxiste sur la lutte des classes, le peuple opprimé par la haute bourgeoisie, etc… mais le sujet de Bong Joon Ho n’est pas là, comme il n’était pas non plus dans la bande dessinée. Il y a dans ce film une séquence essentielle. Lors d’un affrontement face à des soldats au visage masqué – d’une violence extrême et représentant un morceau de bravoure assez stupéfiant en terme de mise en scène – les révoltés se retrouvent dans l’obligation de créer une source de lumière pour leur survie. Cette étape essentielle se fait par le feu, dans une course symbolique faite de relais, reprenant la symbolique de la flamme olympique. La portée de cette image est double. Le salut de cette humanité en marche contre son extinction passe autant par un lien entre tous les peuples que par un retour aux outils primitifs. Véritable séquence-pivot, à laquelle il sera fait mention lors du final, elle est en réalité un concentré de toute l’intrigue. Snowpiercer prône, de façon diablement pessimiste, un retour aux origines pour balayer la folie des hommes et reconstruire le monde. Dans cette optique, il n’est pas surprenant de voir dans la séquence finale non pas tant un rappel de la rencontre avec le créateur de la trilogie Matrix mais plus une variation autour de la dynamique mise en place dans 2001, l’odyssée de l’espace, qui reposait sur la valeur cyclique de l’humanité.
De la même façon, le fait que le Transperceneige (par ailleurs jamais nommé) tourne en rond indéfiniment selon un cycle d’une année est tout à fait en accord avec ce propos. En même temps, au sein même du train, les personnages et leur révolution avancent donc en permanence. Là où le manichéisme n’a pas sa place, c’est dans la simple idée que la répartition des voyageurs ne répond à aucune logique mais s’avère complètement arbitraire. Ce qu’il souligne ici, c’est la nature même de l’être humain, capable d’oublier ses idéaux les plus fondamentaux lorsqu’il se retrouve dans une position privilégiée. Un propos hautement misanthrope que construit également le personnage de Curtis, faux leader et véritable être humain en proie à ses failles, se retrouvant dans le final face à une situation morale extrêmement délicate. Bong Joon Ho ne cherche jamais à brosser le spectateur dans le sens du poil et lui impose ainsi une réflexion complexe sur sa propre nature, situation extrêmement désagréable. Une approche intellectuelle basée sur une confiance totale en l’intelligence du public. Par ailleurs, Snowpiercer reste un pur film de son auteur dans le sens où il s’amuse toujours autant à prendre le spectateur à revers, et notamment à travers son sens de l’humour. Il n’hésite pas à déployer des ruptures de ton brutales, joue avec le grotesque alors que le propos général est excessivement grave (il est tout de même question d’une société fascisante reproduisant les agissements d’une secte illuminée), créant parfois une sensation de malaise, à l’image de la séquence de recueillement de The Host par exemple. Il garde également son regard distancié et passablement cynique sur les représentants de l’ordre et leur violence excessive, sur la bêtise fanatique de dirigeants fantoches ainsi que son obsession pour les personnages en pleine quête identitaire. D’une certaine façon, Snowpiercer repense le parcours du héros classique pour mieux le dynamiter à travers une conclusion dans laquelle se mêlent symbolisme puissant et grotesque assumé.
Pour en arriver là, Bong Joon Ho développe des trésors de mise en scène, toujours très élaborée et modulable (la séquence du wagon-école est un modèle de mise en scène qui s’adapte à son sujet, tout comme l’ironie du passage au sushi bar) à souhait. Le challenge est de parvenir à transposer à l’écran un univers clos et restreint, nécessitant une compréhension de l’espace de chaque instant. Sans jamais se répéter, en insistant sur les regards de ses personnages et en les cadrant au plus proche, Bong Joon Ho dévoile des trésors de spatialisation qui permettent une illustration parfaite de la mécanique du mouvement mise en place. Parfois, Snowpiercer prend des airs de western – un exploit pour un huis clos post-apocalyptique – et brille par sa noirceur. Le réalisateur n’est pas vraiment adepte des récits optimistes et même s’il se permet ici une once d’espoir, il reste dans cette lignée extrêmement sombre et désespérée, à l’image de la lumière incroyable captée par Hong Kyeong-pyo et jouant sur les ombres et le mouvement, pour mettre en valeur le travail monstrueux effectué sur la direction artistique. L’imagerie développée est tout autant en mouvement que les personnages, passant d’une approche chaotique et des plans de plus en plus symétriques, soit une osmose totale entre le fond et la forme. Ponctué de séquences d’une violence inouïe (la longue baston du wagon-sauna est terrible), d’une succession de symboles toujours forts et faisant corps avec le propos, Snowpiercer est une œuvre désespérée, comme le sont les révolutions, qui n’oublie jamais que la révolte se fait dans le sang et n’est qu’un écran de fumée pour le peuple manipulable, les héros n’étant que les pantins du pouvoir. Mais c’est avant tout un film-monde qui parvient à reproduire un microcosme tout à fait viable et logique, un univers répondants à ses propres règles, et qui pour se faire fait appel à une grammaire cinématographique complexe (nighshots, images de caméras de sécurité, travellings latéraux pour imprimer du mouvement, caméra porté pour plonger au cœur des brutales scènes d’action, sensation d’épure de plus en plus présente…). Le tout en s’appuyant sur des prestations d’acteurs remarquables, qu’il s’agisse de l’outrance de Tilda Swinton, de la sobriété massive de Chris Evans ou de la folie de Song Kang-ho. Seule légère ombre au tableau, les effets numériques des séquences extérieures ne sont pas vraiment au niveau du reste, mais ils ne gâchent en rien cette odyssée si sombre, tragique et portée par l’énergie du désespoir.