Prise de risque totale pour Arnaud des Pallières qui tente une odyssée médiévale, bête noire du cinéma français moderne. Le cinéaste, radical et ambitieux, livre une œuvre délicate et fragile, à la fois très ample et intimiste, sorte de western au rythme étrange pour illustrer un des motifs fondamentaux du genre : la justice. En résulte un exercice de style souvent très beau, parfois maladroit, passé injustement inaperçu au dernier Festival de Cannes et porté par un Mads Mikkelsen une nouvelle fois impérial.
Casse-gueule, le projet Michael Kohlhaas l’était assurément, et pour mille raisons. Premièrement, difficile de nier que le film médiéval à tendance western n’est pas vraiment l’enfant chéri du cinéma français, les rares tentatives de ces dernières années ayant donné naissance à des films franchement malades (Le Frère du guerrier et Rencontre avec le dragon). Ensuite, il y a Arnaud des Pallières, “auteur” qui ne paraissait pas si solide que cela pour illustrer cette quête. D’autre part, la bonne idée de faire appel à Mads Mikkelsen pouvait très bien se retourner contre lui, tant son rôle possède, en apparence, de trop nombreux ponts avec celui de One Eye dans Le Guerrier silencieux. Enfin il y a ce récit qui bien que tiré d’une nouvelle de Heinrich von Kleist, auteur ayant largement et logiquement influencé Franz Kafka, ressemble finalement beaucoup à L’honneur du dragon sans bastons et avec des chevaux à la place de l’éléphant. Sauf qu’Arnaud des Pallières va réussir à se sortir d’à peu près tous les pièges qui lui sont tendus pour livrer un film puissant, aussi bien de par son iconographie que par son propos, abordant le thème central liant tous les westerns, à savoir la notion de justice et son application. En résulte quelque chose de foncièrement aride, de par sa rythmique en opposition totale aux canons en vigueur, mais qui fascine autant par la beauté et l’épure de sa mise en scène que par son discours, bien qu’un brin naïf parfois.
On se situe ici entre ultra réalisme et abstraction totale, fortement symbolique. La composition musicale n’alourdit jamais la charge, les mouvements de caméra se font sobres, le découpage renonce à toute forme d’hystérie pour développer une grammaire extrêmement posée. Difficile de ne pas ressentir la rigueur extrême d’Arnaud des Pallières qui, dans certains plans essentiels, semble avoir attendu le passage du nuage parfait pour créer la masse d’ombre idéale pour illustrer sa scène. Une sorte de travail d’orfèvre dont le résultat brille à l’écran par la sophistication de sa mise en scène et de la composition de ses plans. Dès le panoramique d’ouverture dévoilant l’immensité des décors cévenols, cette ampleur avale littéralement le cadre en se donnant des airs de grand western classique. Avec sa ligne narrative claire, à peine chahutée par certains choix structurels, Michael Kohlhaas emprunte bien évidemment à John Ford ou Clint Eastwood, pour mieux se forger une identité filmique à la fois très exigeante, de par son côté mutique et minimaliste, mais finalement universelle. Car il n’est question que de réflexions assez pures et accessibles, sans chercher le bouillonnement métaphysique. Il ne s’agit que d’un homme se retrouvant face à un dilemme morale, un homme issu de ce qui s’apparente à une classe moyenne et qui se retrouve pris en étau entre une justice aristocratique boulonnée et un peuple en quête de justice sociale. Michael Kohlhaas pose une vraie question qui n’a rien de novatrice mais qui jongle avec des éléments fondamentaux : la justice de l’homme vaut-elle mieux que celle des institutions ? Où se situe la frontière entre justice et vengeance ? A partir de là, il développe un récit relativement linéaire et sans grande envolée, porté autant par la grâce de cette mise en scène racée que par la justesse de ses choix narratifs faits de vastes ellipses et de hors-champs judicieux.
Michael Kohlhaas est un film qui jongle en permanence avec l’absurde, à tel point que la filiation avec Kafka en devient évidente. L’individu broyé par l’absurdité d’un système qui tourne en rond et le pousse à commettre l’irréparable. On se situe à mille lieues de l’odyssée barbare mais en pleine étude comportementale, en pleine démonstration, par l’absurde donc. Ce fonctionnement administratif délirant influe d’ailleurs autant sur le héros Michael Kohlhaas que sur l’impressionnante galerie de personnages secondaires. Malheureusement, tous n’ont pas le charisme animal de Mads Mikkelsen (dont la diction française est une petite merveille) et parfois, le ton un brin trop théâtral des acteurs ne rend pas vraiment justice à la chose. Exceptions faites de Bruno Ganz et Denis Lavant par exemple, ce dernier héritant paradoxalement d’une séquence formidable en autonome mais ne servant pas vraiment le cœur du récit, venant simplement souligner quelque chose déjà assimilé précédemment. Par ailleurs, la seconde partie du film se montre légèrement trop bavarde et tranche avec la volonté d’épure, alors qu’ailleurs l’utilisation des silences, l’exploitation d’un mixage sonore étourdissant et la simple mise en scène en disait tout autant. Michael Kohlhaas montre ainsi quelques faiblesses en refusant une radicalité totale, et le film perd ainsi légèrement de sa puissance. Mais qu’importe finalement, car il contient quelques moments de cinéma parmi les plus beaux vus sur un écran cette année, qu’il s’agisse de cette chevauchée en plan très large qui semble rythmée par le défilement des nuages, ou ce plan séquence finale incroyable qui sonne comme une intense charge émotionnelle, bâtie autour du regard perçant de Mads Mikkelsen. Ces moments font de Michael Kohlhaas un objet filmique puissant, quand ses failles montrent toute sa fragilité.