Depuis l’étrange White Material, Claire Denis n’avait plus donné signe de vie. Une période d’errance qui s’achève brutalement avec Les Salauds, un film visiblement né dans la douleur. Si son cinéma ne s’est toujours pas adouci, s’il est toujours en recherche d’une ambiance bizarre et de personnages torturés au possible, il s’égare cette fois par manque de rigueur. Il y a des belles choses éparses dans Les Salauds, mais il y a surtout un film qui ne se trouve pas, dont le montage chaotique traduit les stigmates d’un accouchement difficile.
Aride, Les Salauds l’est incontestablement. Le film est parcouru de fulgurances graphiques tétanisantes et d’une noirceur qui semble l’avaler. Cependant, cette fois, cette radicalité se pose comme une ceinture de plomb qui empêche le film de s’envoler comme il le pourrait. En citant ouvertement la période films noirs d’Akira Kurosawa (en particulier Les Salauds dorment en paix, par le titre mais également par la reprise maladroite d’éléments structurels comme les coupures de presse) mais également Sanctuaire de William Faulkner, Claire Denis cherche à puiser une tragédie, logiquement shakespearienne, dans un matériau déjà très flou à l’origine. Et cela ne fonctionne pas. Avec ses acteurs plongés dans une obscurité que sa caméra (numérique, une première pour la réalisatrice) ne parvient jamais à dompter, Les Salauds cherche à déconstruire un drame excessivement glauque pour tenter de délivrer un propos au mieux incompréhensible, au pire d’une banalité qui ne lui fait pas honneur. Qui sont ces salauds du titre ? On se le demande encore, même si la chose n’est pas assez passionnante pour engager une véritable réflexion. Le problème est que le film, outre ses énormes problèmes structurels, semble chercher un moulin à combattre mais ne le trouve jamais. Les magnats de la finance ? Les parents indignes ? Les bourgeois ? Les pédophiles ? Le film tire à boulets rouges sur des cibles faciles qu’il multiplie et finit par s’égarer.
Le propos est trouble, y compris sur l’adolescence à travers le personnage incarné par Lola Créton. Immédiatement pointée comme une victime de tortures atroces, elle finit par devenir une sorte d’adolescente punk à la sexualité malade, comme si les sévices subis étaient finalement un plaisir. Tenter de bousculer les conventions, pourquoi pas. Encore faut-il étayer quelque chose de solide derrière pour apporter du liant. Sauf que Les Salauds est un film bien trop fragile pour cela, bien trop malade lui-même. Ainsi, Claire Denis cède à l’effet choc un peu gratuit qui finit par anéantir toute dramaturgie, toute construction, à l’image de ce plan tout d’abord magnifique et hypnotique d’une jeune fille errant nue dans la nuit parisienne sur des notes électroniques délirantes, pour revenir ensuite avec un détail sur son entrejambe ensanglantée. La frontière du mauvais goût est allègrement dépassée, et le film ne raconte plus rien qu’une succession de vignettes agencées à l’arrache en essayant tant bien que mal de lui donner du sens. Les Salauds est comme cette série de photos que sort le personnage de Vincent Lindon à sa sœur : une tentative d’éveil par le choc vouée à l’échec. Un autre exemple de cette maladresse, à la fois graphique et narrative, se situe à la toute fin du film, avec une vidéo de surveillance forcément d’une qualité dégueulasse, qui va filmer et donc montrer le sordide sans fard. Les errances hypnotiques et sensuelles qui précédaient, créant tout de même un univers malgré de gros problèmes de cohérence générale, se retrouvent balayées par la laideur et la facilité d’un final dégoutant.
En voulant filmer la merde des riches, Claire Denis s’y noie. Car que reste-t-il au final de cette odyssée électro vaguement glauque et sombre jusque dans sa photographie ? Pas grand chose de consistant. La déconstruction du récit, comme souvent chez la réalisatrice, ne fonctionne pas ici. Trop heurté, trop bordélique, le montage ne sert plus la narration à tel point que le film manque cruellement de cohésion. Les films nés d’un chaos mental sont toujours délicats, ils possèdent quelque chose de fragile qui provoque une certaine affection, mais Les Salauds donne l’impression d’un film qui n’aurait pas dû naître, ou accouché trop prématurément. C’est bien dommage car ça et là se trouvent des belles choses. L’intelligence du montage du suicide inaugural, les séquences organiques qui s’arrêtent sur des visages marqués par la vie en longue focale, l’impressionnant travelling post-accident dont la puissance iconographique rappellerait presque Crash ou la composition de Tindersticks, des éléments qui laissent entrevoir ce qu’aurait pu être le film s’il était le fruit d’une autre démarche. Dommage également car Vincent Lindon y est impérial, dans la peau de l’unique personnage sain du film, l’unique qui bénéficie d’un travail d’écriture conséquent lui apportant des nuances, l’unique qui ne soit pas figé dans un stéréotype et qui permette de faire avancer le récit. L’acteur livre en plus une prestation remarquable, mais ne peut réaliser de miracle tout seul. Les Salauds est un film malade, en grande partie raté, mais surtout un film qui semble se chercher continuellement, comme si son auteure s’y était également perdue et n’était pas parvenue à trouver une issue concrète.