Dix ans après sa sortie, Alexandre se révèle dans une quatrième et dernière version. Cette « Ultimate Cut » de 3h26 donne enfin à voir la vision que portait Oliver Stone en lui. Celle d’un long-métrage épique, grandiose et loin des sentiers battus. Un film à la hauteur de son héros et dont la mise en scène prend des risques à chaque séquence. « La fortune sourit aux audacieux ». Ces mots de Virgile qui ouvrent le film sonnent aujourd’hui comme une revanche d’Oliver Stone sur tous ceux qui ont pu médire de son plus grand film.
« Le degré zéro dans cette mode du néo-péplum », « Fresque psychologique empâtée », « Bérézina insensée avec déco patatapouf ». Voilà ce que l’on pouvait lire en France le 5 janvier 2005 au sujet du biopic sur Alexandre le grand concocté par Oliver Stone. Les critiques américaines ou d’historiens sont plus cinglantes encore et les résultats au box office international furent à peine satisfaisants. Le cinéaste s’était débrouillé tant bien que mal pour boucler son budget pharaonique de 155 millions de dollars auprès du vieux continent pour n’en récupérer que 167 à l’arrivée. La déception était grande, pour tous. Cinq années s’étaient alors écoulées depuis L’Enfer du dimanche. Stone avait enchainé trois documentaires, tout en préparant son grand film qu’il espérait à la démesure que l’avait été la vie de l’un des premiers maîtres du monde. Son réalisateur se perdant l’année suivante sur World Trade Center et avec ses seules six nominations aux Razzie Awards, Alexandre tomba progressivement dans l’oubli général.
Dix ans ont passé depuis. Tel le phénix, le long-métrage d’Oliver Stone renait de ses cendres dans une « Ultimate Cut », disponible en import sur DVD et Blu-ray disc. Qu’a-t-elle de si particulier ? Certes, il s’agit d’un remontage d’Alexandre, mais il est surtout question d’en être la quatrième et dernière version. Peu satisfait de la version de 2h55 sortie en salles, Stone avait déjà opéré une « Director’s Cut » en 2005 pour le DVD américain. L’essentiel était maintenu. Quelques scènes avaient été déplacées, raccourcies ou directement enlevées, alors que d’autres avaient été ajoutées. Cependant, les seuls intéressés furent ses rares défendeurs. Également producteur, Oliver Stone pu se permettre de retravailler le montage une troisième fois pour obtenir sa vision. Distribuée sous le nom d’« Alexander Revisited: The Final Unrated Cut », ce troisième montage est le plus significatif dans la représentation de l’ambition du cinéaste. Lors d’une interview, Stone souhaitait en faire une version de 3h45 à la Cecil B. DeMille et y « mettre tout ce qu’il aimait dans le film ».
Impressionnée par de très belles ventes vidéo de cette troisième version, la Warner Bros (qui s’occupe de la distribution du long-métrage aux États-Unis) proposa à Oliver Stone, s’il le désirait, de revenir une toute dernière fois sur son film pour cette « Ultimate Cut », célébrant les dix ans de la sortie d’Alexandre. Si la « Final Cut » était réalisée sous le signe de la frustration, son successeur est, sans aucune doute, réalisé sous celui de la raison. En effet, la générosité débordante de Stone pour son biopic s’infligeait à elle-même des digressions inutiles ou des rappels explicites à ses thématiques. Le premier et meilleur exemple est la suppression, au début du film, de la scène de briefing d’avant la bataille de Gaugamèle. Oui, si vous êtes resté coincé sur la version de 2004, vous serez vite surpris. La gigantesque bataille qui culminait à la moitié du long-métrage n’a cessé de s’avancer dans le montage, jusqu’à devenir en 2014 la fin du premier acte. Ce briefing où tous les généraux s’interpelaient, laissant le spectateur au désespoir de remettre tous ces noms sur ces visages avant le chaos, a subi une ablation pure et simple pour mieux laisser Alexandre (Colin Farrell) à ses soldats avant le combat.
S’il y a bien une chose qui nous change de la version initiale, c’est le travail sur la caractérisation de la légende, puis de l’homme rattrapé par cette dernière. Depuis 2007, Oliver Stone a abandonné la chronologie d’un manuel scolaire pour aborder son film par thématiques et y apporte un montage des plus cohérents. Un montage qui se targue même d’un entracte. Sur l’une des plus belles compositions de Vangelis, cet interlude scinde littéralement le film en deux morceaux de choix de 2h et d’1h20, à la manière des péplums de la grande époque. Alexandre « Ultimate Cut » s’ouvre toujours sur la mort du conquérant à Babylone, suivie par un Ptolémée âgé (Anthony Hopkins) rédigeant ses mémoires face à la baie d’Alexandrie. Le récit est toujours porté par les souvenirs de Ptolémée, mais le nouvel agencement des séquences rend le tout plus digeste. Nous arrivons donc très vite à Gaugamèle, où Alexandre gagnera sa grandeur en rencontrant enfin son adversaire Darius sur le champ de bataille.
Une fois devant la bataille de Gaugamèle d’Alexandre, il est impossible de nier que nous assistons à l’une des scènes les plus épiques de l’histoire du cinéma. À 50 000 macédoniens contre 500 000 perses, les proportions sont démentielles et la clarté du découpage irréprochable. D’autant qu’Oliver Stone rompt à sa guise et à plusieurs reprises la règle des 180 degrés, sans jamais nous perdre. L’échelle des combats nous marque par un front divisé en trois parties, signalées par des sous-titres incrustés à l’image. La lutte est âpre et les combats individuels sont multiples dans la poussière. Les lames sur les roues des chars découpent la piétaille avant de s’écraser sur une forêt de lances. Ça sent la pisse, le sang et la peur alors que l’on se bat à coup de glaive ou de pierre pour défoncer le crâne de l’autre. Nous assistons à l’un des derniers films à gros budget qui ne cherchait pas à trahir son intention pour un PG-13 plus vendeur. De l’autre côté de la plaine ensablée, Colin Farrell mène la charge à travers les lignes ennemies, tandis que la bande originale Vangelis est le tambour battant de cette scène impressionnante d’une quinzaine minutes.
Portant à elle seule tous les espoirs placés dans le long-métrage, la bataille de Gaugamèle s’est perdue avec lui. En 2004, Alexandre arrivait après la trilogie du Seigneur des Anneaux et le Troie de Wolfgang Petersen (lui aussi ayant été remonté depuis). Les attentes du public et d’une bonne partie de la critique sur l’œuvre d’Oliver Stone étaient en contradiction avec la vision du cinéaste. Cette scène était le catalyseur de nombreux reproches faits au film. Compte tenu du parcours militaire d’Alexandre, beaucoup espéraient assister à de très nombreuses batailles, voyant un genre porté sur l’action à la Troie. De plus, la comparaison systématique avec le travail très populaire de Peter Jackson en ce temps là jouait injustement en la défaveur de Stone. Ce n’est pas sa promotion qui nous mentait, le distinguant bien de la concurrence en le qualifiant de « péplum psychologique ». Le seul autre film qui proposa cette même définition sera le film d’Alejandro Amenábar, Agora.
Le film repart ensuite sur ce qui a construit cette figure d’Alexandre le grand: Une jeunesse empoisonnée par la relation destructrice de ses parents et une adolescence portée par l’enseignement d’Aristote (Christopher Plummer). Une instruction qui porte aussi sur la sexualité, prévalant les relations homosexuelles sur les hétérosexuelles, car les femmes sont les proies de leurs passions, tandis que les hommes restent maîtres de leurs émotions. Pour le Oliver Stone, Alexandre le grand n’est pas un personnage comme les autres. Il aime les êtres humains, tous, quelque soit leur origine ou leur sexe. La majorité du public n’avait pas pardonné à Stone la bisexualité de son héros. Ne l’avaient-il compris dans ce sens pourtant évident. Le plus triste est que les critiques plus conservatrices reprochaient au cinéaste cette homosexualité formelle à l’écran, alors que les autres lui reprochaient de ne pas en faire assez et juste chercher la polémique facile. En plus de cela, la caractérisation complexe d’Alexandre le grand se définit par sa parenté anarchique.
Élevé essentiellement par une mère surprotectrice, incarnée par Angelina Jolie, Alexandre est convaincu par cette dernière qu’il est le fruit d’une liaison entre elle et Zeus. Demi-Dieu tel Hercule, tout lui serait possible lorsqu’il atteindra le trône d’un royaume de Macédoine que le roi borgne Philippe (Val Kilmer) a rassemblé en une nation solide. Le jeune garçon est témoin des nombreuses et violentes disputes entre Olympias et Philippe, une mère promettant la mort à un mari colérique et trop souvent porté sur le vin, prêt à le renier au moindre écart. Toutefois, cette situation terrible n’est pas la raison unique de la nature démesurée d’Alexandre une fois adulte. Elle n’en est que le point de départ lorsqu’un jour, Philippe conte au jeune Alexandre les tragédies des grands héros de l’Antiquité. Prométhée, Œdipe, Achille, Hercules, tous ont connu la gloire éternelle en ayant payé le prix par fin terrible. Ces histoires hantent le Alexandre d’Oliver Stone tout du long de sa vie. Il est tous ces héros à la fois. Les références sont nombreuses et nous éloignent de celui que l’on a surnommé « le grand » pour trouver le jeune prince venu de Macédoine qui conquit la quasi totalité du monde connu.
Ici, la « Ultimate Cut » prouve à nouveau son efficacité. Dans la « Final Cut », lors d’un second flash-back qui nous résumait l’assassinat de Philippe, le montage de la scène faisait en sorte de présenter Alexandre comme celui ayant porté le coup fatal à son père. Cette redite explicite au destin d’Œdipe est passée à la trappe. Le choix d’avancer très tôt la bataille de Gaugamèle pouvait laisser présager d’un gros problème dans le rythme du long-métrage. Finalement, la « Ultimate Cut » est très bien équilibrée et ne souffre d’aucune inégalité dans sa progression. Les allers-retours chronologiques sont naturels et donnent encore plus de résonance à tous les événements abordés. Si l’on avait à trouver un reproche à cette version, il serait question des sous-titres affichés pour nous dater chaque séquence par peur que l’on ne s’y retrouve pas tout seul. Un peu de confiance au spectateur n’aurait pas fait de mal et aurait donné plus de fluidité à l’ensemble. Pour la version cinéma, le public américain des projections tests se perdait tout seul avec toutes ces dates avant la naissance de Jésus Christ. En fin de compte, on ne peut reprocher à Stone de vouloir nous tenir la main depuis.
Du mythe parmi les mythes, Alexandre se détache progressivement de ses soldats avec qui il était proche. Ralliant à ses troupes les peuples qu’il conquiert, il rêve de pouvoir construire un monde unifié, contemplant alors la nuit babylonienne dominée par l’imposante ziggourat (qui inspirera des siècles plus tard le récit de la tour de Babel). Les plaines mésopotamiennes, les décors bleutés de Babylone recouverts de mosaïques, les vastes steppes scythes sauvages, les hautes montagnes enneigées de l’Hindu Kush, le spectacle visuel qu’offre Alexandre est incroyable. Après tous ces mondes traversés, l’armée du conquérant finit par se désolidariser de son chef dans la jungle indienne. Ses plus fidèles soldats l’ayant suivit pendant sept ans depuis la Macédoine trouvent leurs limites à l’autre bout du monde et réclament leur retour au pays. Aucun ne comprenait cette volonté de métissage avec son mariage avec Roxane (Rosario Dawson), fille d’un chef barbare vaincu. Mais le voyant charger face aux éléphants, tous se joignent à lui dans son dernier combat. Oliver Stone explose par ailleurs tous les compteurs avec cette ultime bataille au milieu de la jungle.
De la même manière que pour Gaugamèle, les plans sanglants sont multipliés et l’horreur de la guerre nous éclabousse complètement. Personne n’est épargné, y compris les animaux. Avec le grandiose d’un opéra, Stone orchestre la chute d’Alexandre de façon magistrale avec ce plan ralenti qui se fait dresser le magnifique étalon noir face à l’éléphant du chef ennemi. Une flèche et tout devient rouge. Ce choix artistique radical sort Alexandre d’une mise en scène classique ou académique dont certains l’accusaient en 2004. Un choix osé parmi d’autres dans ce film, tous difficiles à vendre à un public habitué à des long-métrages américains homogènes et uniformes. Un moyen également pour contourner la censure lorsque le sang coule à flot et que Bucéphale s’effondre sous les lances indiennes. Dommage que la compression de l’image soit trop importante et efface tout détail dans les noirs. La « Final Cut » revenait ensuite sur ce second flash-back sur la mort de Philippe cité plus haut. Le dernier montage du long-métrage reprend le canevas de la version en salles avec le retour compliqué à Babylone et la mort d’Alexandre.
Préférant un final théâtral et se mettant à dos d’autres historiens, Oliver Stone privilégie la thèse de l’empoisonnement d’Alexandre. Alors que ce dernier attend enfin un héritier de Roxane, son empoisonnement est présenté comme un acte manqué, après que le conquérant ait vu mourir son bien aimé Héphaïstion (Jared Leto), empoisonné aussi. Au dernier souffle d’Alexandre, le cinéaste nous entraîne dans une série de flashs et d’effets artistiques somptueux qui nous sortent du cinéma américain ordinaire. Le film se clôture toujours sur un épilogue avec Ptolémée. Le vieil homme n’hésite pas à réécrire son récit au profit de l’Histoire avec un grand « H ». Face à lui, Alexandre a remplacé l’Achille de son enfance sur la fresque murale en mosaïque. Avant le générique, un carton est ajouté. Il précise que les mémoires de Ptolémée qu’Alexandre relate n’existent plus, la bibliothèque d’Alexandrie ayant disparue suite à des incendies. Cela n’aura pas empêché Oliver Stone de nous raconter l’histoire de ce titan éternel dont l’ambition infinie a fini par le tuer. Il lui aura fallu dix ans pour atteindre la perfection.