Fille chérie du Festival de Cannes, d’où elle est déjà repartie avec la caméra d’or et le grand prix, Naomi Kawase revient cette année avec Still the Water, probablement son film le plus abouti à ce jour et une odyssée spirituelle d’une beauté à couper le souffle. Tout y est juste, tout y est beau, tout y est à sa place, comme si elle radiographiait depuis les cieux le parcours d’une âme au cour d’un cycle de vie, cherchant une forme de divin, et donc d’enseignement, dans chaque forme animale, végétale ou minérale. Une vraie leçon de cinéma à la fois douce, cruelle et évocatrice.
Si la forme du cinéma de Naomi Kawase est en perpétuelle mutation, ses obsessions restent globalement les mêmes et ne font finalement que cristalliser les bases de la métaphysique à travers une réflexion globale sur l’identité, la place dans l’univers, la vie et la mort. C’est parfois ennuyeux quand son cinéma devient très théorique, c’est toujours très beau et souvent radical, voire carrément hermétique. Avec Still the Water, la réalisatrice reste sur la même voie tout en s’ouvrant à un public bien plus large grâce à une approche beaucoup moins exigeante, avec un script assez linéaire, un vrai fil narratif, concret, et en jouant beaucoup moins sur une sorte d’abstraction qui caractérisait nombre de ses derniers films. Elle ne se renie pas pour autant et garde ses sujets de prédilections qu’elle va tout simplement accommoder d’une façon différente, plus accessible mais tout aussi hypnotisante.
Le titre n’a rien de mensonger, Still the Water est un récit qui s’alimentera de la présence de l’eau, cet élément si délicat à traiter pour les japonais. En effet, si elle a toujours constitué leur ligne de défense naturelle, elle est également l’élément pouvant à loisir se transformer en un monstre qui balaye des milliers de vie à la moindre colère. Les premières secondes du film et ces plans magnifiques sur des vagues gigantesques sont là pour rappeler quelle est la puissance de ce repère des dieux. Ce n’est pas pour rien que Naomi Kawase lie à l’eau le sujet principal de son film, la mort, qu’elle va venir traiter en juxtaposant divers éléments. Il y a ces vagues donc, et cet homme au dos tatoué qu’elles ont visiblement avalé avant de le recracher comme une masse informe au bord de la mer, puis il y a cette chèvre saignée en gros plan et dont la lente agonie est une vision tétanisante, et enfin il y a Isa, la figure de la mère, être à la lisière du fantastique mais surtout sur le seuil de la mort. Still the Water vient confronter ces visions de la mort, mais également celle d’un arbre sans âge dévoré par une pelle mécanique par exemple, afin de rechercher l’élément qui crée une cohésion afin que l’équilibre du monde soit maintenu. Cette recherche n’a rien d’une nouveauté pour Naomi Kawase, même si son traitement tient ici d’une forme d’aboutissement, aussi bien spirituel que formel.
A travers ce cinéma essentiellement rural, mais qui n’en oublie pas que la ville, et en particulier la ruche Tokyo qui est parcourue le temps d’un voyage essentiel pour le jeune Kaito, est également une source d’énergie vitale. Chaque chose s’alimente de ce qui l’entoure et la mort doit ainsi être célébrée plus que crainte, car elle nourrit la vie dans un cycle incessant. Évidemment, le message est simple, voire naïf pour tout occidental, ce qui ne l’empêche d’être totalement cohérent avec une forme de culture dont la communion avec la nature reste toujours le ciment essentiel. Still the Water est une invitation à la méditation avec ses digressions visuelles sur les formes de vie, quelles qu’elles soient, pour mieux alimenter des personnages humains qui existent et ne sont pas de simples vecteurs d’images. Naomi Kawase s’intéresse vraiment et montre une affection considérable pour ces deux familles dont la destruction, car c’est bien de ça qu’il est question autant par la mort que par la séparation, fera éclore des êtres nouveaux, porteurs de l’avenir d’une civilisation. La mort y est est un élément positif, une étape de la vie, c’est pourquoi la réalisatrice prend le temps de filmer les dernières minutes d’Isa, formidable Miyuki Matsuda dans un rôle qui pouvait facilement tourner au grotesque, dans une forme de célébration. La mort de la mère, attendue, devient une fête, même si le film n’occulte pas la réalité instinctive, celle contre laquelle une vision spirituelle aussi puissante soit-elle ne peut rien, quand la mort emporte un pilier d’une famille ce sont les larmes qui l’emportent. Et ce aussi bien pour ce père magnifique qui force un sourire pour paraître inébranlable, que pour cette fille en pleine construction, dont le chemin initiatique prend tout à coup une nouvelle direction. Comme si la seconde fenêtre du titre original s’ouvrait tout à coup.
C’est beau à en pleurer, c’est souvent bouleversant, c’est surtout toujours très poétique et chaque image possède du sens dans cette quête de spiritualité. Le cinéma de Naomi Kawase ne tire pas vers l’épure, il s’enrichit et gagne une densité étonnante. Sa mise en scène et son découpage se font toujours plus logique, à l’image de ces séquences aériennes qui traduise par l’image le voyage d’une âme au-dessus de cette nature. Elle revient à des émotions pures qui faisaient le cinéma de ses débuts, avec ces longues ballades en vélo qui se font accompagner de rares plages musicales et renvoient presque au cinéma de Kitano, ces discutions presque triviales avec le vieil homme du coin, sorte de sage pêcheur gardien du savoir, ou encore tout ce dernier acte très beau, très sensuel et en même temps très animal. Par des petits éléments de détail, Still the Water mène tout doucement vers une forme de communion, voire de fusion, entre le corps, l’esprit et la nature, ce qu’illustrent parfaitement ces dernières minutes d’une beauté stupéfiante. Le film est une splendeur, une invitation à s’y égarer, à peine embarrassé d’interprétations pas toujours à la hauteur. Mais celle de la jeune Jun Yoshinaga est tellement forte, tellement complexe, tellement envoutante, que tout cela n’est pas bien grave. Autant dire que la palme d’or tend les bras en direction de la réalisatrice japonaise qui donne une bonne leçon aux hommes chéris par les honneurs de la compétition cannoise.