Après La BM du Seigneur, Jean-Charles Hue continue sa plongée dans le monde gitan, cette fois avec une fiction pure, empreinte de western, de polar, d’action et même d’onirisme. Une nouvelle tentative de pont entre le monde auteuriste et la planète du cinéma de genre qui prend la forme d’un canard boiteux gâché par une méthode de travail contre-productive.
On voudrait tellement défendre Jean-Charles Hue, ne serait-ce que pour le fait que son style est unique et qu’il fait partie aujourd’hui des rares réalisateurs ouverts au genre. Hélas, malgré une note d’intention louable et une sincérité transparente, il se plante à tous les niveaux avec Mange tes Morts et ne livre ni un bon film d’auteur ni un bon film de genre.
Pourtant le scénario pourrait fonctionner sur le papier. L’histoire prend des airs de western avec le retour dans une communauté yéniche de Fred, une grande brute de l’ancienne école, qui ne voit aucune autre issue à sa vie que le retour à la criminalité alors qu’il sort tout juste de quinze ans de prison. Il emmène avec lui ses frères, paumés et dont le libre-arbitre se limite à un choix entre la religion catholique et le banditisme. En préparant un braquage, ils vont vivre une nuit d’enfer qui va les mener au bout de leur quêtes vaines, qu’elles soient rédemptrices ou identitaires.
Lorsque le film démarre, les plans d’ouverture montrent deux jeunes sur une moto tracer leur chemin à travers les champs. Les plans font penser à du John Ford. On pourra ensuite aisément comprendre les codes employés comme renvoyant à ceux du western classique avec les personnages dévoilés par la suite : le vieux repris de justice pour un John Wayne sur le retour, le petit frère en guise d’innocence à sacrifier, son meilleur ami lui servant de conscience comme prêtre servant de gage moral, la mère en veuve éplorée et ainsi de suite. Hue tente de recréer ainsi une mythologie gitane en se servant de sa culture, ses codes, sa morale, son langage. L’aspect western donnant ainsi une noblesse aux péripéties de personnages qui n’en ont aucune. Beaucoup de réalisateurs ont appliqué ça au cours de l’histoire à plein de communautés avec plus ou moins de succès, donc aucune raison pour que ça ne fonctionne pas avec des gitans.
Mais il y a un problème majeur qui casse tout effort de réalisation, toute recherche plastique et tout sens voulu au métrage à partir du moment où Hue décide de ne s’entourer que d’acteurs amateurs qui jouent des versions stéréotypées de leurs propres rôles en gardant leurs noms, leur entourage et leurs familles à l’écran. Hue veut brouiller les pistes entre réel et fiction, soit, grand bien lui fasse. Mais à partir du moment où aucune des personnes engagées n’a un quelconque début de talent pour interpréter un rôle et que chaque plan est constitué à moitié d’improvisations vagues, le résultat ne peut être que catastrophique. Ici, chaque rôle sans exception est donc joué par « une vraie personne », et plutôt que d’être dirigés de manière carrée, ils bredouillent, bégayent et improvisent leurs dialogues, souvent en répétant cinq, dix ou vingt fois la même information. Cela avec le phrasé gitan, ce qui implique de marmonner à toutes vitesse et d’oublier quelques voyelles tous les trois mots. Dans ces conditions, il devient quasiment impossible de comprendre la totalité des dialogues et on ne doit la clarification de l’intrigue que grâce à la présence miraculeuse de sous-titres anglais posés exceptionnellement pour la projection cannoise du film à la presse à l’occasion de sa sélection à la quinzaine des réalisateurs. Oui, vous avez bien lu : on comprend mieux les sous-titres anglais que les dialogues français prononcés à l’écran.
On comprend la volonté de crédibilité de Jean-Charles Hue et son amour sincère pour cette communauté qu’il côtoie de près depuis des années, mais la méthode Bresson n’a pas été abandonnée par l’Histoire du Cinéma pour rien : elle ne fonctionne pas, elle ne fonctionnait pas chez Bresson, et elle ne fonctionnera jamais. Pour jouer un rôle de fiction, il faut un acteur et pour du réel, on appelle ça un documentaire.
Cinématographiquement, il devient alors difficile voire impossible de sauver un film dont chaque plan dialogué est une souffrance visuelle et auditive. Il faut voir les yeux de Fred Dorkel faisant semblant de regarder à l’horizon et chercher du regard un quelconque assistant-réalisateur ou le chef-op, l’air de demander « est-ce que je continue ? est-ce que j’arrête ? est-ce que j’improvise encore une insulte ou une réflexion misogyne ? ». On ne voit plus le film, mais le travestissement d’une réalité qui serre la gorge, celle des gens du voyage. Pris en étau toute leur vie, voilà qu’on leur ajoute une histoire sur le déterminisme social inéluctable, histoire d’en rajouter une bonne couche. Toute émancipation semble impossible avec Hue et cette cruauté désespérée n’apporte rien de concret en termes de mise en scène.
Et même si le film ne commettait pas cette erreur impardonnable, il n’en demeurerait pas moins mauvais : la technique n’est pas à l’honneur, les rares scènes d’action sont toutes illisibles, on est souvent face à des plans ratés qui n’auraient jamais du survivre au banc de montage et les rares tentatives plastiques, limite fantasmagoriques comme des confrontations du mythe au réel sont réduit à néant par un symbolisme lourdingue aberrant. Pour donner un exemple, le père décédé de Fred Dorkel portait un œil de verre, or dans une voiture volée à un ophtalmo, qu’est-ce qu’ils trouvent dans le coffre ? des yeux de verre. Je vous laisse l’interprétation mystico-métaphysique de cette intriguante découverte.
Le cinéma de genre français n’a décidément pas fini de remonter la douloureuse pente de ces trente dernières années et ce n’est pas Mange tes Morts qui va arranger sa situation. Une fois encore, nous restons prisonniers d’un bien triste désert.