Deux ans après que Just Like a Woman se soit fait durement recaler, Rachid Bouchareb poursuit avec ténacité sa trilogie américaine avec un remake de Deux hommes dans la ville. Malgré une intelligence dans l’écriture et des choix formels évitant la facilité, La Voie de l’ennemi pâtit d’une malheureuse lenteur dans sa mise en scène. Le réalisateur d’Indigènes ne parviendra pas sur la longueur à susciter suffisamment l’intérêt de son spectateur pour ses personnages et leurs turpitudes, où l’éternel modèle d’intégration à l’américaine se confronte à une islamophobie très actuelle.
Alors que la trilogie formée par Indigènes et Hors-la-loi attend encore son dernier volet, Rachid Bouchareb s’est lancé en 2012 dans la construction d’un autre triptyque cinématographique. L’univers et la culture du monde arabo-musulman qui se confrontaient précédemment à la complexe histoire française récente sont transportés cette fois de l’autre côté de l’Atlantique. Mais cette nouvelle trilogie dite « américaine » a plutôt mal commencé avec Just Like a Woman. Porté par le duo féminin composé de Sienna Miller et Golshifteh Farahani, ce premier chapitre a subi un échec commercial cuisant. Malgré la notoriété qu’a pu gagner le réalisateur à l’époque d’Indigènes, le film sera directement distribué en DVD, sans même passer par une seule salle obscure. Cependant, le sort cruel de Just Like a Woman n’a pas découragé Rachid Bouchareb de poursuivre sa trilogie. C’est confiant qu’il se lancera dans la réalisation de son deuxième acte intitulé La Voie de l’ennemi.
Cela étant, le titre français est assez traitre. On nous donne tout de suite la couleur en version originale. Two Men in Town ou Deux hommes dans la ville. Le nouveau long-métrage de Rachid Bouchareb est effectivement un remake du film de José Giovanni sorti en 1973. Jean Gabin tenait le rôle d’un éducateur pour des repris de justice en voie de réinsertion sociale. Il y était une figure paternelle pour Alain Delon qui tentait de refaire sa vie en dehors de la prison, bien que le flic qui l’avait arrêté, incarné par Michel Bouquet, faisait tout pour le faire replonger. Deux hommes dans la ville était avant tout un plaidoyer contre la peine de mort qui ne fut qu’abolie qu’en 1981. Quarante ans après, les motivations du remake sont toutes autres. Bouchareb passe de l’Amérique fantasmée par le road-movie pour le nouveau western dans la Mexamerica. Installant son histoire au Nouveau Mexique, le réalisateur français tranche radicalement de la vision partagée par ses pairs anglo-saxons. Des frères Coen avec No Country old Old Men à Ridley Scott avec son récent Cartel, la frontière entre les États-Unis et le Mexique était une zone d’échange poreuse. Survolant ce désert fendu par l’Homme jusqu’à l’horizon, La Voie de l’ennemi met dos à ce mur ces américains face au délitement de la longue croyance dans la seconde chance et la rédemption.
Le meilleur argument que possède Rachid Bouchareb pour son nouveau film est son casting, surplombé par Forest Whitaker. L’acteur américain semble avoir une idylle avec la France ces derniers temps. Zulu, le doublage d’Ernest et Célestine et même Taken 3, il s’essaie à la French Touch tout en se gardant de prononcer le moindre mot dans la langue de Molière. Après le Ghost Dog de Jim Jarmuch qui s’inspirait du Samouraï de Melville, Whitaker reprend également dans La Voie de l’ennemi le rôle d’Alain Delon. En 2014, loin de l’ombre de la guillotine, ce personnage s’est converti à l’Islam pendant sa peine. Après dix-huit ans passés derrière les barreaux, William Garnett est libéré avec une période de probation, avec le but de se réinsérer sans faire de vague. Hors comme dans le long-métrage de Giovanni, son passé ne cesse de l’appeler, alors que sa vie « d’homme libre » ne recommence qu’au plus bas de l’échelle sociale. Le réalisateur a confié le personnage de Gabin à Brenda Blethyn qu’il retrouve cinq ans après London River. Pleine de bonne volonté, elle constate les efforts de Garnett, bien qu’elle garde une lourde appréhension quand au risque de rechute de ce dernier dans la violence. Car cet homme humble nous est d’abord présenté dans un prologue comme un être capable de fracasser le crâne de quelqu’un en plein désert. De cette silhouette dessinée par la lueur orangée d’un soleil couchant, le doute ne peut que nous envahir sur la possibilité que Garnett n’ait aucune chance de s’en sortir.
Que ce soit par un vieil ami toujours dans le trafic et lui propose le coup du siècle ou bien le policier qui l’a coffré, devenu le grand shérif respecté du conté, les pièges sont nombreux pour Garnett. La mort passée de l’adjoint de Harvey Keitel ne le quitte jamais, alors que rien n’en marque l’écran. Pas une photo ou une scène devant sa tombe n’apparaîtra dans La Voie de l’ennemi, condamnant le personnage de Forest Whitaker par les seules accusations verbales du shérif qui le pousse dans ses retranchements. Motivé par la peur de l’Islam et pas convaincu de la réinsertion de Garnett, ce shérif véhicule pourtant avec lui tous les grands symboles de l’intégration aux États-Unis, célébrant aussi bien le serment à la bannière étoilée de nouveaux assimilés que faisant la morale à des Minutemen, ces milices citoyennes traquant illégalement les immigrants clandestins. Rien ne semble alors poser problème dans ce long-métrage. Pourtant, comme la plupart des films de Rachid Bouchareb, celui-ci souffre d’un manque cruel de rythme. Déjà que la moyenne d’âge du casting dépasse largement les cinquante ans, La Voie de l’ennemi est un film lent, voire somnolent. La faute peut être aussi imputée à un début et à une fin qui se recoupent, où la tension atteint un paroxysme, tandis que le reste des deux heures du film ne repose que sur des regards et des dialogues. Les quelques splendides crépuscules orchestrés par la photographie d’Yves Cape ne seront pas suffisant pour nous sortir de cette torpeur dans laquelle Rachid Bouchareb nous enferme lentement. Rien n’est moins sûr que le prochain et dernier volet de sa trilogie américaine soit du même tonneau que ses deux aînés.