Le titre original de “Dans l’Ombre de Mary” est Saving Mr. Banks, une double référence renvoyant à la fois au personnage du père ré-habilité dans le film Mary Poppins et à celui dont il s’inspire selon la théorie du film, à savoir le père de P.L. Travers. Il offre un troisième sens inattendu si on le traduit maladroitement mot-a-mot : sauver monsieur banques. C’est paradoxalement son sens le plus cohérent avec la démarche du film et c’est toute sa problématique.
On dit que l’Histoire est écrite par ceux qui gagnent les guerres. C’est probablement aussi vrai pour le Cinéma. En tant que spectateur, on accepte depuis la nuit des temps la part de fiction dans les reconstitutions historiques. Les raccourcis aident à la fluidité de la narration sur le réel, fatalement plus lent, banal et souvent dépourvu de sens. Or la narration se construit sur le sens des séquences, chaque scène devant faire avancer l’histoire du film pour mériter d’exister. Tout cela relève de la convention acceptée par tous. Mais où doit-on placer la limite de la part de mensonge pour raconter une histoire vraie ?
Car le film pose les faits ainsi : P.L. Travers, créatrice de Mary Poppins, est une vieille fille anglaise coincée limite aristocrate dont les bonnes manières feraient passer la Reine d’Angleterre pour Charlie Sheen un samedi soir à Vegas et Walt Disney est de son côté l’incarnation du rêve américain, progressiste, psychologue, bienveillant, ange gardien de l’art pour guérir l’âme et les cœurs et tous nous rassembler auprès de belles images.
De la confrontation antagoniste entre ces deux personnages bigger than life est né l’un des plus grands chefs d’œuvres de toute l’Histoire du studio Disney, Mary Poppins donc, succès d’époque phénoménal dont les entrées dépassaient celles d’Avengers aujourd’hui et récoltant pas moins de 13 nominations aux Oscars en 1964, un événement égalé à seulement 7 reprises lors des 50 dernières années. Cerise sur le gâteau, la production du film aurait permis à P.L. Travers d’exorciser ses démons, dont le deuil jamais accompli de la mort de son père, par ailleurs ici joué par un Colin Farrell transparent de nullité. Dans l’ombre de Mary est traversé de flashbacks mécaniques pour bien appuyer le lourd poids du passé et renforcer l’idée que Disney est un véritable saint dont la seule intention est de faire de Mary Poppins un film en hommage à Travers et à la mémoire de son père.
Seulement, voilà. Cette version de l’Histoire est un mensonge.
On comprend la démarche du studio Disney, qui racheta les droits de production du film à des auteurs indépendants (dont on imagine aisément que le biopic en forme de téléfilm aurait été probablement un peu moins poli envers tonton Walt) pour en faire la première représentation de leur père fondateur, trouvant ici l’occasion de continuer à ériger la légende plutôt que la vérité, bien plus dérangeante. Certes, ici nous sommes loin des frasques les plus terribles de Walt Disney (anti-communiste notoire, tyran, raciste…), mais la véritable histoire de la production de Mary Poppins est à des années-lumière de celle présentée ici. Et c’est d’autant plus dommage que, pour une fois, la vérité était bien plus cinégénique que la légende.
Disney s’est comporté comme un salaud pour obtenir les droits en la harcelant pendant 20 ans, n’a quasiment jamais vu Travers, se contre-foutait totalement de son histoire d’enfance, n’est jamais allé en Angleterre pour papoter psychologie de comptoir, a tout fait pour s’assurer qu’aucune de ses directives ne soit suivie, et que, quoi qu’il arrive, “son” Mary Poppins ne soit pas l’équivalent de la Mary Poppins littéraire.
Prenons un peu de recul. Il ne s’agit pas de faire le procès de Walt, enterré (ou cryogénisé) depuis longtemps, de pointer du doigt des éléments plus triviaux comme le fait qu’il fumait plus de cigarettes par jour que Gainsbourg. Walt Disney reste un génie de l’animation, grâce à qui l’art et l’industrie ont pu évoluer de manière incontestable. Tout comme il reste incontestable pour votre serviteur que le film Mary Poppins est un des meilleurs films de son temps et reste encore aujourd’hui un repère en termes de narration, de musique, d’animation, de montage et ainsi de suite.
Mais une fois cela posé, le procédé de faire passer P.L. Travers pour ce qu’elle n’était pas ajoute une couche nauséabonde à l’injustice dont elle avait déjà été victime avec la production du film. Car il faut se poser cette question : Qui était P.L. Travers ?
1/ P.L. Travers est née en 1899, en Australie. Son père est mort quand elle avait 7 ans, mais pas d’alcoolisme comme le sous-entend le film. Il est mort de la grippe. Ce qui était courant à cette époque. Oubliez donc les scènes en rapport à l’alcool ou le fait que la petite Helen apporte une bouteille à son paternel en cure de désintoxication, causant peut-être sa mort. Il est mort de la grippe. Alors certes, on peut émettre plein d’hypothèses sur le travail de deuil qu’elle a accompli (ou pas) par la suite, mais toute la partie concernant sa culpabilité se retrouvant dans le personnage de Banks et la relation psychologique avec Disney deviennent déjà caduques.
2/ P.L. Travers était mère au moment de la production du film, et depuis un moment. Dans le film on la voit vivre seule, ou avec une gouvernante, agonisant en vieille fille dans son appartement londonien. Elle a adopté un garçon à l’âge de 40 ans. On imagine aisément que le fait d’être mère a forcément influencé son écriture et particulièrement les personnages d’enfants ou de parents. Dans le film, le fils a disparu. Il avait environ la vingtaine à l’époque de l’histoire du film, mais comment croire que sa mère passerait plusieurs semaines auprès du patron d’industrie le plus influent du cinéma a gamberger sur son père et son enfance sans jamais mentionner une seule fois qu’elle a un fils ? Disney lui demande si elle a des enfants. Elle esquive la réponse, lui dit “pas vraiment”. Bien sûr. Il devient bien plus évident que Travers soit froide, inhumaine et coincée si elle n’a jamais côtoyé d’enfants de sa vie, contrairement à Walt, le patriarche ultime. Le fils gêne le mensonge, donc on élimine le fils de l’histoire. Sans même parler du caractère éminemment moderne et anti-conformiste de l’époque à être une mère célibataire en ce temps-là.
3/ P.L. Travers était bisexuelle. Elle a écrit des nouvelles érotiques. Elle était très ouverte d’esprit, aventureuse, a voyagé a peu près partout dans le monde. Lorsqu’elle a crée Mary Poppins, elle vivait avec une femme, dans une relation qui a duré plus de 10 ans. Elle a vécu à Kyoto assez longtemps pour étudier le mysticisme zen japonais, dont elle était pratiquante. C’était ELLE, Mary Poppins. Une femme indépendante, pleine de vie, cultivée, progressiste à un point qu’on imagine pas, avant-gardiste encore aujourd’hui, pleine d’humour, provocante. Est-ce que quoi que ce soit de ce portrait se manifeste dans le film ou dans le jeu d’Emma Thompson ? La réponse est non.
Cerise sur le gâteau : si il est vrai que Travers pleurait à l’avant-première du film, ce n’était pas pour l’accomplissement du deuil que le film représentait pour elle, mais bel et bien parce qu’aucune de ses remarques n’a été prise en compte dans la production du film. Après la projection, elle a hurlé en public sur Tonton Walt en lui demandant de retirer les séquences animées (qu’elle méprisait plus que tout, quand bien même elles constituaient la prouesse technologique du film), ce à quoi le saint des saints, ce cher Walt lui a répondu qu’il n’en ferait rien. Et d’après ce qu’on sait, c’est la dernière fois qu’ils se sont vus. Travers est restée furieuse contre Walt, contre le film et les studios. Elle fit interdire au studio de produire une autre adaptation à jamais (pourquoi pensiez vous qu’on avait jamais eu de reboot/prequel/remake d’une franchise aussi lucrative ?), et lorsqu’une version en comédie musicale fut écrite, elle fit interdire que les nouvelles chansons soient composées par des américains, et spécialement les frères Sherman, qui avaient composé celles du film.
Ce qui est intéressant et pertinent dans cette histoire, ce n’est pas la petite enfance de Travers symbolisée par un blockbuster loin de ses préoccupations. C’était le fait que Travers symbolisait tout le contraire de Walt Disney. Elle était l’anti-conformisme par nature dans tous les départements de sa vie et de son art, ce qui faisait de Mary Poppins un personnage fou et universellement attractif car faisant le lien social entre les nouvelles générations progressistes et les anciennes qui doivent apprendre à s’adapter à elles. Et Walt Disney c’était l’establishment personnifié. Il était le capitalisme, l’Amérique, dans ce qu’elle a de plus impressionnant et terrifiant à la fois. Et ce qu’il fallait filmer c’était cette confrontation-là, car c’est d’elle que naissait un art qui n’était pas du Travers ni tout a fait du Disney mais bien un produit des deux, entre art et industrie.
Mais nous ne verrons rien de ça avec Dans l’ombre de Mary. Juste un produit formaté racontant une histoire formatée où rien ne sort du cadre. Et finalement en totale opposition avec le film qu’il prend comme sujet, sans aucune grâce dans l’écriture, les dialogues ou la réalisation, misérablement plan-plan, loin de toute magie de ses deux protagonistes, joués avec une lourdeur redoutable par les pourtant excellents Tom Hanks et Emma Thompson.
C’est donc un rendez-vous manqué avec l’Histoire du Cinéma que propose ce film, un de plus, et dont les défauts en racontent plus sur ce qu’est devenue l’industrie et son rapport à sa propre image que son histoire au premier degré, lamentablement plate. Enfin, il nous restera toujours Mary Poppins à revoir…