Après quelques années à la tête du magazine Starfix et la réalisation d’un segment de l’anthologie Necronomicon avec Brian Yuzna et Shusuke Kaneko, Christophe Gans se lance dans le grand bain du long métrage en 1995 avec Crying Freeman, adaptation de manga et véritable manifeste esthétique d’un cinéaste décidément en marge de l’industrie cinématographique française qui aura toujours autant de mal avec les “réalisateurs-geeks”, mais sans doute moins que la presse qui lui tomba dessus avec virulence.
Difficile au premier abord de croire que Crying Freeman est issu d’un réalisateur français. Tout simplement car Christophe Gans, cinéphile émérite et érudit ayant toujours défendu la contre-culture, représente à lui tout seul ce que le cinéma moderne se doit de représenter : l’art et le divertissement cosmopolite. Bercé d’innombrables influences provenant des quatre coins du globe, porté par une équipe technique tout aussi riche culturellement, peu bavard, élégant à outrance, Crying Freeman détonne logiquement. Au sein du cinéma français, Christophe Gans se réclame autant de l’œuvre de Jean-Pierre Melville que des films d’aventure des années 50, ce qui se traduit à l’écran par la rencontre à priori improbable du faste et de la retenue. Faste dans la narration et la direction artistique, retenue dans la rythmique.
Mais pour renouer avec un cinéma français dont l’ambition s’est évanouie depuis bien longtemps, Christophe Gans fait appel à une somme de motifs issus d’un cinéma qu’il vénère. Ainsi, Crying Freeman doit énormément au cinéma que John Woo développait alors depuis quelques années, et en particulier à The Killer dont il se réapproprie différentes figures. Par ailleurs, le respect du réalisateur pour son modèle avoué est tel qu’au lieu de tenter de reproduire bêtement des figures de style qui lui parlent, il fait carrément appel à un artisan essentiel du cinéma de John Woo, le monteur David Wu, véritable génie de la narration qui a littéralement révolutionner le langage du montage à Hong Kong. Une science telle qu’il transcende la plus banale des scènes en lui apportant une musicalité incroyable, voire une véritable poésie. Poésie, sans doute le terme qui convient le mieux au travail de Christophe Gans, prenant racine ici et se développant jusqu’à aujourd’hui. Une poésie essentiellement visuelle car le réalisateur est avant toute chose un esthète, à l’image des personnalités dont il s’entoure. Une poésie qui lui vaudra la qualification de “formaliste” (entendre : beau film, mais film vide, l’obsession pour transcender un récit simple par la science du cinéma n’ayant bien entendu aucune valeur) et non de véritable réalisateur, et encore moins d’auteur.
Toujours est-il qu’avec Crying Freeman il pose pourtant les bases d’une œuvre cohérente et non du travail d’un simple faiseur. La séquence du flashback du premier assassinat du Freeman sonne d’ailleurs comme une profession de foi en terme de mise en scène, de découpage et de montage, tant la composition des cadres, la rythmique imposée par la dialectique de montage et l’action pure se font manifestations palpables de problématiques directement liées au récit. Loin de faire de la belle image pour faire de la belle image, ce à quoi une approche de surface limiterait le travail du réalisateur, Christophe Gans donne du sens et transcende un scénario somme toute assez convenu, tout en se faisant plaisir en détournant à sa sauce des images qui ont imprimé son esprit de façon indélébile. Il y a évidemment du John Woo là-dedans, mais également du Hideo Gosha, dans l’approche des yakuzas et du personnage interprété merveilleusement par Yoko Shimada, du Dario Argento dans les compositions plastiques et sensuelles, et même du Sam Peckinpah dans la représentation de la violence et dans l’utilisation du ralenti (comme chez John Woo). Fait amusant, le réalisateur de seconde équipe n’est autre que William Gereghty, cadreur sur Le Convoi de Peckinpah.
Crying Freeman est un film pour lequel tous les outils cinématographiques sont déployés afin de créer une forme de sensualité par l’image. Là encore, il ne s’agit pas vraiment d’un caprice de formaliste mais d’un souci de cohérence avec le propos. Car ce film, adapté du manga éponyme de Kazuo Koike, et bien plus intelligemment que le faiblard Dragon from Russia de Clarence Fok, s’appuie sur un propos essentiellement romantique : celui d’une histoire d’amour entre une fille perdu et l’homme qui doit la tuer. Une essence purement tragique, au sens littéraire, qui va se traduire par un mode de narration et une mise en scène adoptant le point de vue d’Emu O’Hara (incarnée par une Julie Condra assez fade mais dont le physique correspond parfaitement à ce que doit véhiculer son personnage). Cela donne lieu à d’innombrables tours de force pour donner du corps et de la matière à ce récit. Des gunfights d’anthologie, un combat final tout bonnement étourdissant et bénéficiant essentiellement d’une science de la logistique au tournage (multiplication des caméras et angles pour donner encore plus d’ampleur à la scène et pervertir le réel) et des qualités martiales de Mark Dacascos qui a lui-même assuré ses chorégraphies. A vrai dire, chaque scène “d’action” est un petit tour de force tant Christophe Gans porte une attention obsessionnelle à la précision des éléments et à la gestion de l’espace à l’écran.
Il fait merveilleusement se conjuguer divers courants culturels et graphiques, jusqu’à recréer un Japon parfaitement tangible en pleine forêt du Canada, construit une véritable mythologie et un univers cohérent de A à Z et s’avère ponctuellement littéralement touché par la grâce. Par exemple dans cette séquence anodine où il fait se suspendre le temps et capte un intense échange de regard entre un Yo masqué et Emu, ou la séquence de home invasion pendant laquelle Yo élimine tous les assaillants en étant presque dans le plus simple appareil. Porté par un Mark Dacascos impérial dans cette incarnation moderne du Samouraï, Crying Freeman dépasse son statut de film de fanboy pour développer un langage cinématographique d’une élégance rare, truffé de scènes belles à en pleurer, qui ose des séquences complètement déconnectées du réel, un romantisme exacerbé, une symbolique appuyée et des personnages qui sortent habilement des schémas classiques. C’est plutôt pas mal pour un début.