Nymphomaniac possède tous les attributs de l’obra maestra d’un des réalisateurs européens les plus fascinants de son temps. Arrivant logiquement après deux opus majeurs de sa filmographie, cette œuvre fleuve débarque malheureusement dans une version impersonnelle au possible. Annoncé comme censuré et dans un montage non supervisé par Lars von Trier, qui l’a tout de même approuvé pour la sortie en salles, Nymphomaniac – volume 1 pose les bases d’une odyssée d’une ampleur jamais vue chez le danois, dans laquelle le sexe est un vecteur dramatique pour développer un discours bien plus riche que les apparences le laissaient entendre.
Il ne fait aucun doute que Nymphomaniac nécessitera une nouvelle vision dans sa version Director’s Cut, pour en saisir véritablement tous les tenants et aboutissants. En attendant, le premier volume de deux heures est visible en salles et s’impose déjà comme un véritable aboutissement chez Lars von Trier, le genre d’œuvre d’une ampleur telle qu’elle pourrait constituer une conclusion à un travail de 30 ans. Certes, la majorité des scènes de sexe, explicites, a été supprimée, ne laissant que quelques bribes déjà très frontales. Certes, le montage manque parfois terriblement de fluidité et de cohérence, certains éléments des nombreuses séquences dialoguées arrivant comme un cheveu sur la soupe (un exemple parmi d’autre, Stellan Skarsgård mentionnant le nom de “S” sans que Charlotte Gainsbourg ne le mentionne nommément). Certes, il y a cette sensation d’assister à la projection d’un chef d’œuvre massacré. Mais pourtant, l’impression qui prédomine est celle de se retrouver face à un objet de cinéma majeur, aboutissement formel et thématique d’un auteur en pleine maîtrise de son art, conscient de ses failles et projetant toutes ses peurs et obsessions sur l’écran, tel un cri de détresse ou de haine. Ce qui induit des réactions tout à fait logiques chez ses adorateurs et détracteurs, ces derniers n’essayant même plus de voir quelque chose au delà de la prétendue misogynie de Lars von Trier, pourtant totalement absente ici. Concrètement, le caractère jusqu’au-boutiste et un brin limite d’Antichrist, qui catalysait son angoisse primale, n’est plus de mise.
Nymphomaniac – volume 1 adopte un mode de narration étonnant qui en fait une sorte de whodunit existentiel. Seligman ramène Joe chez lui et elle lui raconte son histoire. Son récit, ainsi que les multiples interventions de son hôte, vont logiquement mener vers les raisons pour lesquelles Joe s’est retrouvée tabassée et seule en pleine rue, mais surtout vers celles qui font qu’elle se considère comme une “mauvaise personne”. Lars von Trier a acquis le recul nécessaire pour ne pas juger son personnage. Mieux encore, le procédé adopté ici montre qu’il éprouve la plus grande des tendresses pour elle, étant donné qu’il va chercher, par l’intermédiaire du personnage de Seligman (Stellan Skarsgård, son alter ego), à faire changer Joe d’avis, afin qu’elle ne se voie plus comme ce personnage maléfique qui la ronge. C’est une évolution majeure dans l’œuvre de Lars von Trier, tandis que la construction faite de récits d’expériences sexuelles est une variation de celle de Breaking the Waves, dans lequel Stellan Skarsgård était déjà à l’écoute. Le résultat est très différend. Le fait que le duo ne soit pas un couple et la caractérisation de chaque personnage apporte une drôle d’énergie à la rencontre. Il y a d’un côté Joe, l’instinctive à l’appétit sexuel sans cesse inassouvi, et de l’autre Seligman, intellectuel et érudit apportant à chaque fragment du récit un contrepoint allégorique, une information supplémentaire faisant évoluer la mécanique narrative, ou tout simplement une intervention tenant de la logique pure. Il est le personnage cérébral par excellence, le sage, prenant pourtant conscience au fil des minutes que cet être à l’apparence d’un petit animal fragile et blessé n’est peut-être qu’une créature manipulatrice. Mais son recul et sa générosité d’âme apportent à Joe une forme d’apaisement, qu’il faudra vérifier dans le volume 2.
La composition toute en noirceur de Charlotte Gainsbourg est évidemment de très haute volée, mais c’est la jeune Stacy Martin, interprète de Joe jeune, qui l’emporte haut la main. C’est elle qui se retrouve propulsée au cœur de ces 5 premiers chapitres, qui sont autant d’approches radicales du sujet. A travers son voyage au pays des souvenirs, Lars von Trier cherche à nouveau la frontière entre le bien et le mal, le moment où une existence bascule définitivement. Comme à son habitude, il saupoudre ce qui ressemble tout de même à un drame très pesant d’une bonne dose d’humour noir ou de moments de malaise très embarrassants. A ce titre, la séquence absurde mettant en scène Uma Thurman tient du grand art. Mais son humour, toujours aussi bizarre, est également pour lui l’occasion d’exorciser quelques démons qui lui ruinent la vie, à l’image de celui du judaïsme. Il est donc tout à fait capable d’apporter quelques nécessaires respirations à son récit, ainsi que des éléments vraiment personnels, tout en développant quelque chose qui dépasse totalement le cadre restreint d’un récit. Ce volume 1 est avant tout une exploration mentale, dont chaque lieu et chaque bulle temporelle se trouvent régis par une mécanique cinématographique propre. Et même si la sophistication de l’objet n’atteint pas la séquence inaugurale de Melancholia ou l’ensemble d’Antichrist, Nymphomainiac s’impose comme un aboutissement formel et conceptuel, transpirant avant tout la maîtrise d’un réalisateur qui n’a plus besoin d’expérimenter et domine aujourd’hui tous les outils à sa disposition afin de raconter une histoire. La plus belle preuve étant sans doute le chapitre “la petite école d’orgue” et son utilisation organique de la musique et du split-screen comme illustration polyphonique, somptueuse. Il y a toujours cet aspect provocateur sans lequel Lars von Trier ne serait pas Lars von Trier, mais l’auteur a visiblement atteint une forme de sérénité. Et ce même s’il s’agit une nouvelle fois d’un film sorti d’un esprit tout de même sacrément torturé.
Si cela fonctionne, malgré les coupes et la censure, c’est que Lars von Trier va au bout de son projet. Le réalisateur a pour lui de ne pas être un cynique – il est même un grand naïf – et de ne pas savoir s’imposer de limites. Il transforme ce défaut en une grande qualité, même si une des conséquences est ce problème de différents montages du film, lui permettant de briser tous les tabous. Ainsi, dans Nymphomaniac, il ne rechigne pas à filmer le sexe comme il est, cru, fait de chair et de fluides. Mais sa naïveté lui permet de garder sous le coude un “ingrédient magique” qu sexe, l’amour. Quel grand romantique malgré tout. Sauf que son élément presque un peu bête de simplicité finit éventré dans la terrible dernière réplique du film, avant que ne résonne une seconde fois le morceau de Ramstein qui ouvrait déjà les débats, suite à cette succession magnifique de plans cauchemardesques sur une rue déserte sous la neige. Nymphomaniac est une œuvre complexe et multiple, dans laquelle l’addiction au sexe n’est jamais analysée en elle-même. Seules le sont les conséquences. Ce premier volume est toutefois, jusqu’à sa dernière seconde donc, une ode à l’amour. L’amour pour un père, qui éclate littéralement lors du bouleversant chapitre Delirium. Mais également l’amour pour une image de l’homme, ou plutôt de l’être complémentaire par excellence. Il se traduit dans la figure de Jérôme – étonnant Shia LaBeouf – figure au départ très réaliste puis au fur et à mesure fantomatique, dont les apparitions provoquent un questionnement chez le public comme chez Seligman qui s’en fait le porte-parole. Par sa richesse, Nymphomaniac devient une vaste odyssée qui explore des contrées plus ou moins désagréables de l’esprit. Les symboles s’y multiplient, les références littéraires, plastiques ou mathématiques également, en faisant un film très bavard. Mais il y a derrière cette exploration du délabrement progressif de l’esprit humain cette quête passionnante de rationalité dans l’analyse d’un comportement, qui convoque logiquement, car ils expliquent l’inexplicable et sont des formes rationnelles du divin, la suite de Fibonacci et le nombre d’or. Si la suite est du même acabit, Lars von Trier aura livré son chef d’œuvre.