Marion Cotillard chez les Dardenne, ça doit être un choc pour les américains. Si pour nous, elle fut d’abord l’actrice de Taxi ou de Dikkenek, c’est-à-dire loin du summum du glamour, pour nos amis nord-américains, Cotillard, c’est Hollywood, Inception, Woody Allen, la Môme. Alors la voir jouer une femme ordinaire chez les Dardenne, qui lutte pour garder son emploi après une dépression, c’est un peu comme quand Ingrid Bergman quittait les paillettes pour jouer chez Rossellini. Voilà la force de Cotillard, une mue constante, toujours là où on l’attend le moins. Elle avait déjà éblouie en dresseuse d’orques chez Jacques Audiard, avant de sublimer le dernier James Gray, The Immigrant. A chaque fois, elle module sa voix, d’un faible accent, d’une intonation légèrement différente. Chez James Gray, elle parlait l’anglais avec un accent polonais. Quand elle doit jouer la française de service, elle exagère son accent parisien. Avec Deux jours, une nuit, elle ne mime pas d’intonation belge. Elle trouve sa propre voie (voix), en accentuant des syllabes en bout de phrase. Comme pour montrer que chaque souffle lui est douloureux ; que chaque démarche lui coute une énergie folle.
Marion Cotillard joue le rôle de Sandra, une femme qui tente de se relever. Elle est un symbole des pauvres gens qui n’ont rien demandé et à qui la vie ne fait aucun cadeau. Elle semble faite pour ce rôle, à tel point qu’on se demande si dans une vie antérieure, elle n’a pas été ouvrière pour une entreprise de photovoltaïque. Le principe du film à la fois simple et presque intenable. Durant un week-end, Sandra doit convaincre ses collègues de renoncer à leur prime de mille euros pour conserver son emploi. Un à un, elle va les voir, répète un même pitch. On devrait se lasser de l’entendre répéter « je viens te voir, parce qu’on a obtenu avec Monique de refaire le vote lundi », avant que ne s’engrange la discussion. Mais les variations, comme les répétitions, disent beaucoup de choses. Elles participent même à l’émotion. Par exemple, tous les collègues qu’elle va voir lui demandent immédiatement combien de personnes ont accepté de changer leur vote en sa faveur. Façon de souligner un réflexe de protection naturel, celui d’une solidarité qui n’est vraiment courageuse que quand en est à la source. Après, chaque protagoniste réagit différemment : il y a ceux qui acceptent sans hésiter, ceux qui refusent de lui parler, ceux qui hésitent, ceux qui l’engueulent, ceux qui l’embrassent. C’est un torrent d’humanité dans toute sa complexité que nous offre les Dardenne, sans bon sentiment, sans pessimisme à outrance. Un équilibre parfait et qui pourtant ne paraît par sur-écrit.
Le film pointe la mise en concurrence des travailleurs par les impératifs libéraux. La prime est une carotte loin d’être anodine : elle peut aider bon nombre de familles à mieux vivre, à concrétiser des projets. Alors pourquoi aider une collègue, qui plus est tout juste sortie de dépression ? L’entreprise laisse les travailleurs s’entre-déchirer pour mieux régner. Comment éviter la caricature du film social ? En utilisant subtilement les subterfuges du scénario et de la fausse pauvreté formelle.
Les frères Dardenne donnent une impression de dépouillement à l’image pour mieux construire leur suspense. Les séquences sont très peu découpées, et pas mal de scènes s’avèrent être des plans-séquences. Les face à face avec les collègues se passent presque toujours aux pas d’une porte ou dans un jardin. Une arrête de maison ou une poutre de bois scinde le cadre, Sandra d’un côté, le collègue de l’autre. Chaque partition se joue en écho à l’autre. Et c’est la variable humaine qui fait différer les dénouement. Situation sociale, sexe, position dans l’entreprise, courage inné de la personne : l’environnement façonne le duel. Deux jours, une nuit est comme un western qui enchainerait les duels à l’arme à feu. La tension y est palpable, les nerfs sont mis à rude épreuve. Le film sort dans un contexte social européen particulièrement tendu. S’il n’est pas fait pour s’évader ou se changer les idées, ce Deux jours une nuit offre pourtant un souffle romantique : on va peut-être échouer, mais avec ses idées, en ayant lutté. Sous ses apparats pragmatiques, l’histoire est une bulle d’espoir modeste, où le gros l’emporte sur le petit mais où la solidarité et l’esprit de combat humaniste l’emportera sur le système.